«Jihadi John» ou la banalité du mal

 

La banalité du mal» de Hannah Arendt est le concept auquel on pense immédiatement lorsqu’on lit le portrait de «Jihadi John», le tristement exécuteur d’otages de l’Etat islamique. Ce concept a été développé par la philosophe allemande lors du procès d’Adolf Eichmann, le criminel de guerre nazi, à Jérusalem entre 1961 et 1962. Hannah Arendt avait fait le déplacement jusqu’à Jérusalem pour faire un reportage sur le procès pour le compte de l’hebdomadaire de la gauche libérale américaine The New Yorker. Au bout de quelques jours de procès et à la place du criminel sanguinaire et défenseur des thèses racistes du troisième Reich, elle trouve dans la cage en verre dans laquelle se trouvait Eichmann, un petit fonctionnaire ordinaire, ambitieux et avec beaucoup de zèle pour plaire à ses supérieurs en respectant à la lettre leurs instructions. C’est cette ardeur dans la tâche, et sans y réfléchir pour voir le mal, qui a plu aux dirigeants nazis et qui leur ont permis de faire d’Eichmann l’exécutant zélé de leurs sales besognes et de leurs dessins mortifères. Cette description a suscité des polémiques majeures et beaucoup avaient interprété l’analyse de Hannah Arendt comme une tentative de disculper le criminel nazi. Mais la philosophe s’en est défendue.

C’est la thèse de Hannah Arendt qui nous vient à l’idée lorsqu’on lit et on relit les éléments de biographie qui ont circulé sur le tueur de l’Etat islamique. Tous les rapports des systèmes de renseignements sont maintenant sûrs que «Jihadi John» n’est autre qu’un jeune d’origine koweitienne de 26 ans du nom de Mohamed Emwazi. Un accent anglais typique de la banlieue de Londres, puis les souvenirs de quelques otages occidentaux libérés, ont fini par confondre celui qui est aujourd’hui considéré comme l’incarnation de la terreur et de la cruauté au sein de l’Etat islamique. Et ce sont ses ex-otages qui lui avaient donné le surnom de «Jihadi John» en référence à John Lennon, sachant qu’il faisait partie d’un groupe qui les surveillait et qui se nommait «Les Beatles». Une silhouette terrible que nous avons vue sur des images vidéo, un couteau à la main et prêt à trancher la gorge de ses victimes. Et, des victimes il y en a eu quelques-unes depuis la décapitation du journaliste américain James Foley. La série abominable ne s’arrêta pas là, avec la décapitation coup sur coup d’autres otages britanniques et japonais ainsi que des soldats syriens. Le même acte macabre se répète à chaque fois et il est largement diffusé sur la Toile; on emmène le pauvre otage dans une tenue orange en référence aux prisonniers d’Al-Qaeda à Guantanamo et le bourreau se présente pour exécuter sa tâche avec détermination et sans regret, avant de finir en proférant des menaces contre l’Occident.

Les recherches effectuées par les services de renseignements et les enquêtes de la presse autour de ce personnage d’une sauvagerie et d’une bestialité sans précédent, parlent d’un enfant sans histoires, issu des quartiers huppés de la banlieue ouest de Londres, notamment St John’s et Maida Vale. Son père avait quitté le Koweït après l’invasion de l’Emirat par les troupes de Saddam. Le futur terroriste n’avait alors que six ans et sa famille s’installa à Londres où son père exerça pendant plusieurs années le métier de chauffeur de taxi, et réussit à lui offrir ainsi qu’à sa sœur de bonnes conditions de vie; il leur a permis en outre de fréquenter de bons établissements scolaires. Après l’école, en 2006, «Jihadi John» entre à l’université de Westminster où il obtient trois années plus tard un diplôme d’ingénieur en informatique. Ses collègues et les gens qui l’ont connu à l’université parlent plutôt d’un garçon timide et effacé. C’était un étudiant travailleur et poli, aimant bien s’habiller.

Toute la question est de savoir comment un enfant plutôt sans histoires va devenir l’un des bourreaux les plus abominables de notre temps ? Le changement dans la vie de ce jeune s’opéra lorsqu’il rencontra un imam prédicateur et djihadiste de la banlieue de Londres. Il s’agit de l’extrémiste Hani al-Sibai connu des services secrets britanniques, le MI5, pour être l’un des relais du djihadisme global à Londres et pour avoir facilité le départ de jeunes britanniques dans différentes destinations de conflits. Son comportement va alors changer et il va épouser progressivement les thèses du djihadisme radical jusqu’à participer à des manifestations célébrant l’anniversaire du 11 septembre. Certains de ses collègues qui ont fréquenté le même imam ont été tués en 2012 par des drones lorsqu’ils combattaient aux côtés des Shababs en Somalie.

Mais «Jihadi John» ne réussit pas à tromper la vigilance des services du MI5 et toutes ses tentatives de partir dans une zone du djihadisme échouèrent; jusqu’en 2012 où il «disparut». Les agents du MI5 informèrent alors sa famille qu’ils ont retrouvé sa trace en Syrie en juin 2013 où il a rejoint les quelques 700 jihadistes qui combattaient avec les forces de Daesh. Mais ce garçon sans histoires s’est fait rapidement remarquer par les dirigeants, par sa cruauté, sa bestialité et son application d’une étonnante froideur ainsi que son calme dans l’exécution de ses tâches. Une férocité et une sauvagerie qui lui valurent de monter rapidement en grade pour devenir le tueur de sinistre réputation que nous connaissons aujourd’hui.

Et, pour reprendre l’analyse de Hannah Arendt, avec «Jihadi John», nous sommes en présence de la banalité du mal car voilà un jeune sans histoires et plutôt timide, qui devient au bout de quelques mois de bourrage de crâne et d’endoctrinement, d’une cruauté sans précédent et l’incarnation du mal absolu. Cette histoire n’est pas sans nous rappeler d’autres qui se passent près de chez nous, et où des jeunes sans histoires deviennent les exécutants zélés de quelques idéologues extrémistes et prédicateurs sans vergogne, de tâches et crimes qui les dénuent de toute humanité. Une banalité du mal qui doit nous amener à réfléchir sur les actions et les stratégies à mettre en place afin de sauver ces jeunes et de leur éviter de sombrer dans la cruauté et l’inhumain. n

Related posts

Le danger et la désinvolture 

Changer de paradigmes

El Amra et Jebeniana