Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
Autant l'annoncer tout de suite, Jossot (selon l'état civil et les dossiers de police : Henri Gustave Jossot, né à Dijon en 1866, mort à Sidi Bou Saïd en 1951, agitateur notoire, caricaturiste, affichiste et écrivain) était un fichu casse-pieds, un fieffé mauvais coucheur, un empêcheur de penser en rond. De grand talent.
Alors que la rentrée littéraire s'avance, chargée comme à l'habitude de nouveautés impérissables portées par des légions de romanciers tourmentés et d'essayistes invincibles, relire Jossot, retrouver la ligne aigre de ses pamphlets, le trait vif et lourd comme un coup de pied au train de ses caricatures, offre le plaisir discret d'une voix insoumise.
Jossot compose un étonnant témoignage d'époque. Certes, les situations changent, mais les colères d'hier ressemblent fort à celles d'aujourd'hui et tant pis si elles tardent à être apaisées : elles se conservent bien.
« Sauvages Blancs ! » regroupe une trentaine de textes publiés dans les années 10 et 20 principalement dans La Dépêche tunisienne, Tunis socialiste et Le Scorpion, journal satirique de la colonie.
En 1911, quand Jossot s'installe à Tunis, il est un caricaturiste connu autant qu'insatisfait.
Ce qui le conduit là ? Sans doute un humanisme intransigeant.
Né dans un milieu aisé, il manifeste une détestation précoce pour l'autorité et les convenances. De son père assureur, il dit « Il se maria avec ma mère avec pour objectif un bien être doré. Tous ses efforts allaient vers cet unique but. Il devint ainsi un bourgeois, le pire des bourgeois. »
Pour se faire exclure de l'internat, il menace d'y mettre le feu. Il fait une enfant à la lingère puis l'épouse, ce qui est moins ordinaire.
Il démarre une activité d'affichiste puis se tourne vers le dessin de presse.
Dans L'Assiette au beurre, le titre le plus exigeant et le plus féroce de la Troisième république où signent Steinlen, Kees van Dongen, Félix Vallotton, Benjamin Rabier ou Juan Gris, il cogne à tour de bras.
Avec des couleurs contrastées ou de grands aplats rouges et noirs, il étrille le patronat, la bourgeoisie, l’armée, le gouvernement, la colonisation, la religion, les mœurs…
On aurait vite fait cependant de ranger Jossot parmi les anarchistes. Il est trop exclusif pour cela et pressé de croquer les tics des artistes, des avant-gardes, des contestataires assoupis. Au prolo parisien musette à l'épaule qui rentre du chagrin et demande à sa femme « Et c'te soupe ?», il fait répondre « Fiche-moi la paix. Je lis Karl Marx. »
Pour Jossot, le dessin importe autant que le texte, la plume et le crayon sont des armes complémentaires et des outils d'artiste. Mais, l'heure n'est pas à la reconnaissance des caricaturistes et dans les années d'avant première guerre mondiale le paysage de la presse s'obscurcit, on préfère les dessins qui prêtent à rire à ceux qui donnent à penser. Jossot souffre de la grisaille parisienne et demeure inconsolé de la mort d'Irma, sa fille unique.
Il penche du côté de l'occultisme et de théosophie, doctrine mystique antagonique aux religions instituées. La théorie séduit d'autant plus dans les milieux libertaires et bohèmes que l'époque est positiviste. Jossot se dépayse, il voyage, rend visite à Étienne Dinet à Bou-Saâda et entretiendra avec lui une correspondance suivie, séjourne à Gafsa, Gabès, Tunis et Hammamet… et peint.
Il ne faut pas attendre de Jossot de subtiles nuances sinon dans ses paysages du sud tunisien.
Pour le reste, il est tout entier, intraitable. Il fuit plus qu'il ne quitte la France, ce n'est pas pour aller chanter les louanges de l'Occident civilisateur.
Il pointe les injustices coloniales. D'autres le font aussi. Mais il invective dans la foulée les Tunisiens qui pratiquent un théâtre sur le mode des conservatoires européens ou portent le veston.
Il se convertit à l'islam, en 1913 (la même année que Dinet), prend alors le nom d'Abdul Karim Jossot et est initié au soufisme. Il n'est pas un converti très commode pour ses nouveaux coreligionnaires. Toujours du côté des vaincus, même si ses positions restent parfois conservatrices ou font un peu rapidement référence à l'idée diffuse de race, il questionne, dans une série titrée Pitié pour elles, la situation des femmes, le voile, le mariage et la claustration.
Les mémoires de Jossot (Goutte à goutte) n'ont jamais été éditées. Dans un fragment de 1951, il proclame avoir retrouvé l'athéisme. Il meurt la même année dans le dénuement.
La plupart des gens traversent l'existence à petits pas discrets, d'autres défilent menton haut à la cadence de ceux qui savent où ils vont (et où tout le monde devrait bien sûr les suivre), quelques uns seulement flânent et cabriolent, sautant à pieds joints dans toutes les flaques d'eau, bottant les cailloux du chemin.
Jossot était de ces derniers. Il faut une étincelle de tendresse pour chahuter ainsi ses contemporains et les conjurer à ne plus être des automates. Une étincelle, même désabusée.
R.S-M
*Sauvages Blancs ! par Jossot,
éd. Finitude, 2013, 176 p.