Jour de scrutin… L’élection de la quiétude et de la normalité…

Par Abir Chemli

C’est le jour du scrutin… Nous sommes dimanche 6 octobre où trois candidats sont en course pour l’élection présidentielle. Aujourd’hui, les Tunisiens vont décider. Ils choisissent, librement, qui va les gouverner pour les cinq années à venir… Tour d’horizon.

A dix heures de cette matinée dominicale, le mouvement est plutôt fluide sur l’autoroute Tunis-La Marsa. Les voitures qui sont en direction du joyau de la banlieue nord de Tunis s’y rendent à vitesse ordinaire. Une fois sur place, aux environs de Marsa-ville, on est aussitôt frappés par l’odeur des fritures des « ftayer » se dégageant des commerces traditionnels. Bien des citoyens se dirigent vers la plage en cette journée du 6 octobre spécialement ensoleillée. En avançant vers Marsa-plage, on voit plusieurs dizaines de citoyens tunisiens savourer leur petit-déjeuner dans les cafés face à la mer… Les banlieusards par ici semblent juste profiter d’une journée ordinaire de farniente… On a beau chercher çà et là, il n’existe pas les moindres prémices annonçant la tenue d’un évènement spécialement de taille.

 Placidité…
Les drapeaux du pays sont là où ils ont toujours été. Les rassemblements ? Il n’y en avait pas ! Les politiques ? Ils affichent absents ! Tout est calme, tranquille, placide, détaché… Un visiteur non averti n’aurait jamais cru que ce jour du dimanche 6 octobre, les Tunisiens sont appelés à passer aux urnes pour élire leur futur président ! Il n’aurait jamais pu deviner qu’il s’agit d’un jour de scrutin tellement tout inspire la juste atmosphère d’un week-end habituel et ordinaire…
Toutefois, au fur et à mesure qu’on s’approche des bureaux de vote, l’ambiance est, un tantinet, différente, un chouia plus sérieuse, car on est aussitôt marqué par une présence massive des agents sécuritaires placés tout autour des bureaux. Le mouvement, très fluide dans les rues jouxtant les écoles, est de plus en plus dense dans les rues où les habitants vont voter…. Nous sommes devant l’école primaire Abderrahmene Mami, et contrairement aux rendez-vous électoraux de 2011 et de 2014, il n’y a pas de présence massive ni de Tunisiens, ni de visiteurs étrangers. Mais ce qui est véritablement remarquable, c’est l’absence totale de tout visage politique ou activiste connu… Oui, aucune couleur politique n’est de mise aujourd’hui… La teneur de l’atmosphère, les couleurs prédominantes, les senteurs se dégageant dans l’air ne chantent toutes qu’une seule mélodie, celle d’une journée tunisienne ordinaire où les seuls tons qui prédominent sont les couleurs nationales : le rouge et le blanc et celles locales de La Marsa qui sont le jaune et le vert.
Dehors, devant l’école, on voit quelques personnes entrer et sortir. L’atmosphère de 2014 où des files d’attente dépassaient la porte d’entrée de l’école pour être visibles à des centaines de mètres, n’est pas de mise en ce jour du 6 octobre 2024 tout comme elle ne l’était pas non plus depuis les élections de 2019… Cependant, même si tout semble, de l’extérieur, blême et terne, on ressent tout de même cette étincelle qui se dégage… Celle de l’espoir ! Quelque chose d’inexplicable nous donne des frissons… Quelque chose qu’on n’arrive pas à définir fait que les visages des entrants et des sortants, qui ne se font pas très nombreux, sont plutôt apaisés. La tension n’est pas au menu du jour ! Tout a l’air… normal ! Il n’existe pas, comme à l’accoutumée, de mini-rassemblements suspects, de mouvements louches ou de gestes douteux. Les agents de l’ordre, dehors, semblent tout autant quiets… Car contrairement aux précédents rendez-vous électoraux, où les électeurs semblaient voter par contrainte, par désarroi ou par vote utile, tous ceux qui sont dans les parages sont plutôt souriants, semblent être bien décidés à l’avance et dégagent un air zen, serein et décontracté.

 Devoir accompli
 A l’entrée, les agents de l’ISIE nous reçoivent avec le sourire, demandant si les électeurs connaissent leurs bureaux ou s’ils ont besoin d’être orientés. On voit des hommes, des femmes, des séniors, des jeunes. On ne peut vraiment pas dire quelle catégorie prime par là. Dans une même file d’attente, on voit hommes et femmes, jeunes et moins jeunes avec une prédominance de la catégorie des personnes en âge actif.
Il est 10h30 passées, le soleil est au zénith… il ne fait pas spécialement chaud, mais on a l’impression que les rayons du soleil arrivent tout de même à transpercer notre peau. Contrairement aux autres échéances où plusieurs bureaux accueillaient les votants, seulement deux bureaux sont ouverts aux électeurs. Mais on ne voit pas de file d’attente allant jusqu’à la cour. Normal, le soleil est si fort qu’on tente tant bien que mal de s’abriter à l’ombre d’un mur ou d’un arbre attendant que celui qui est en train de voter quitte. Les électeurs ont tous, un visage apaisé. Personne ne semble stressé ! Et si on ne voit pas les expressions de fougue, de précipitation ou de joie, on ne voit pas non plus des expressions de colère, de tristesse ou d’inquiétude. C’est à croire que tout le monde passe ici naturellement. L’électeur doit attendre son tour entre trois et cinq minutes. On échange des salutations. On remet la carte d’identité. On connaît le numéro du rang. Le nom de l’électeur est rapidement trouvé. On signe. On trempe le doigt gauche dans l’encrier avant même que la demoiselle poliment souriante derrière la table n’ait le temps de le demander. On passe à la table suivante, la personne derrière nous reçoit tout aussi poliment, elle utilise un téléphone pour y enregistrer le numéro de la carte d’identité confirmant la participation de l’électeur, on récupère la CIN, elle nous remet le bulletin de vote avec un léger sourire et on passe à l’isoloir, on coche dans l’intimité, on plie, on glisse le bulletin dans l’urne derrière laquelle une jeune fille affable reçoit l’électeur avec un large sourire et le remercie dès qu’il met son bulletin dans la fente de l’urne ! L’affaire est close, on sort avec le sentiment du devoir accompli ! A cette heure, l’urne du bureau numéro 3 de l’école Abderrahmen Mami était pleine presque au tiers. A la sortie, on trouve le directeur du bureau de vote. Tout comme le reste de l’équipe, il lance aussi un léger sourire décent aux électeurs.
Il s’agit de Khayri Alyeni, directeur du bureau qui a bien voulu nous donner des détails sur les trois premières heures de vote. « Je peux formellement confirmer que par comparaison avec toutes les échéances qui ont eu lieu depuis 2019, le taux de participation de cette année, est bien plus important. Et nous ne sommes qu’aux trois premières heures du scrutin ! Je ne peux certainement pas donner de chiffres, mais je peux assurer que le taux de participation est respectable, c’est nettement observable », nous a-t-il confié, assurant que c’est la tranche d’âge ayant entre 40 et 60 ans qui a le plus participé au vote.

 On vote, mais différemment…
A la sortie de l’école, si l’on reste un instant à jouer à l’observateur, on remarque que s’il n’y a pas de longues files d’attente, le mouvement de va-et-vient ne cesse pas pour autant. Les bureaux ne sont jamais vides. La cour ne fourmille certes pas, mais le mouvement ne s’arrête pas. Il existe à chaque minute des électeurs qui sortent, le doigt teinté de bleu et d’autres qui entrent. Le mouvement n’est pas dense, mais il est continu. Aux environs de l’école, à Marsa-ville, il existe bien des cafés dits populaires. Par ici, et contrairement aux cafés en bord de mer, quasiment tous les clients de plus de 35 ans ont déjà le doigt teinté… On avance encore vers le collège Fadhel Ben Achour, deuxième point le plus important dans les parages. L’atmosphère est certes la même dans la mesure où les émotions sont difficilement perceptibles en dehors de cette ambiance générale de quiétude et de sérénité. Aucun visage ne semble crispé, mais l’on n’est pas non plus spécialement joyeux !
Au fur et à mesure qu’on pénètre dans la rue Abdelaziz Chtioui, on voit bien plus de passants et le mouvement est bien plus important qu’à la rue 9 Avril où siège l’école Abderrahmen Mami. Nous sommes devant le collège Fadhel Ben Achour. Il est 11h11, nous sommes devant la porte principale de ce deuxième bureau de vote. Dans la rue, on voit des voitures stationner pour déposer des votants avant de chercher un endroit où se garer. Contrairement à l’école Mami, ici, on constate la prédominance des jeunes et des femmes. Une fois le seuil d’entrée dépassé, on est aussitôt accueillis par le large sourire de deux dames portant le badge de l’ISIE. Elles se tiennent debout, orientant tous ceux qui sont en quête de réponses. Une fois dans la cour du collège, on remarque bien qu’ici, il existe tout de même des files d’attente plus importantes. Hommes, femmes, jeunes et moins jeunes font tranquillement la queue à l’ombre sans qu’il y ait de bavardage. Et s’il existe bien une émotion se dégageant des visages des électeurs, ce serait, là aussi, celle de la quiétude !  Certains électeurs marchent à l’aide de béquilles ou sont aidés par un accompagnateur. Ils ne sont pas vieux, mais semblent souffrir d’un mal physique qui les empêche d’avoir la marche facile. Et même s’ils peinent à marcher, ils sont là pour voter…

 Prise de conscience
« Ce qui m’a marquée cette année, c’est la participation précoce des jeunes ayant à peine atteint l’âge de voter ! D’habitude, si les jeunes participent, ils ne viennent qu’en fin de journée. Mais contrairement à toutes nos attentes, des groupes de jeunes gens, qui votent pour la première fois de leur vie, ont afflué dès l’ouverture du bureau », nous a révélé Dalila Achour, assistante du directeur du bureau de vote. Notre interlocutrice nous a même raconté une anecdote : de vieilles personnes étaient présentes dès 6h00 tapantes, attendant avec impatience l’heure d’ouverture du bureau. « La participation est carrément respectable. A 6h30, de vielles personnes étaient déjà là, demandant d’entrer pour voter. Je leur ai dit qu’il était encore trop tôt. Elles ont dit qu’elles étaient allées à la mosquée pour la prière d’Al Fajr et qu’elles voulaient voter avant de rentrer chez elles. Certains sont restés encore une heure à attendre l’ouverture des bureaux, d’autres sont partis pour revenir des heures plus tard. Bien des votants ont afflué depuis les premières heures. Je peux confirmer que la participation a été exceptionnelle cette année, moi qui suis là depuis plusieurs échéances… », nous a-t-elle révélé. Dalila Achour nous a confié que ce qui était remarquable cette année, c’était la participation de tous les âges, de toutes les catégories. « Des riches, des pauvres, des citoyens de la classe moyenne, nous avons vu de toutes les catégories durant ces premières heures. Certains sont arrivés en voiture, d’autres à moto, d’autres encore sont venus à pied. J’ai même vu des personnes malades qui ont tenu à se déplacer pour voter. J’ai ressenti chez tout le monde un haut degré de conscience ! Contrairement aux années précédentes, il n’y avait ni querelles, ni incidents, ni questions ! Tout le monde venait ici en connaissant à l’avance le numéro du bureau et le numéro de rang. Je n’ai pas observé le moindre dépassement ! Personne n’a essayé d’influencer personne ! Il n’y avait pas de propagandes cachées ou de gestes suspects. Les arrivants venaient seuls, entre amis ou en famille et le vote se faisait tranquillement », a-t-elle ajouté.
Dans les parages de l’école, même si l’on entend des bavardages, les phrases se limitaient à souhaiter le meilleur pour ce pays. On a entendu des électeurs répéter que tout ce qu’ils souhaitent à présent, c’est que la Tunisie soit reconstruite et revive son âge doré. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est une vie digne, sécurisée et moins chère… Le seul slogan répété aujourd’hui est « Vive la Tunisie ».Vraisemblablement, le Tunisien lambda n’a pas les mêmes préoccupations que les politiques… Pour un citoyen ordinaire, tout ce qui prime, c’est une vie digne, un travail décent, un foyer décent, une rue sécurisée et un quotidien plus facile… Il va falloir que les politiques l’admettent pour qu’ils comprennent la profondeur du fossé qu’ils ont creusé entre gouvernants et gouvernés au fil des années postrévolutionnaires… Le cas échéant, ils n’arriveront jamais à parler le même langage que ce peuple dont les soucis sont simples et élémentaires…

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