Journalisme citoyen : Un puissant levier de transformation sociale

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Par Dr Souhir Lahiani

Aujourd’hui, dans un monde où la circulation de l’information est rapide et où les voix citoyennes se multiplient, les journalistes font face à un double défi. D’une part, ils doivent réaffirmer leur rôle d’experts capables de fournir une information fiable, vérifiée et contextualisée dans un environnement médiatique saturé par des contenus parfois non vérifiés ou biaisés. D’autre part, ils doivent également reconnaître la demande croissante de participation citoyenne dans la création et la diffusion de l’information.
La redéfinition de l’identité journalistique repose ainsi sur la nécessité de concilier ces deux dynamiques (Jean-François Tétu, 2008). Il s’agit de maintenir une déontologie rigoureuse tout en intégrant le rôle croissant des citoyens en tant qu’acteurs de l’information. Les journalistes ne peuvent plus se contenter d’être de simples diffuseurs passifs. Ils doivent devenir des facilitateurs, capables de stimuler une conversation publique plus large et inclusive. Cela implique également une réflexion profonde sur les nouvelles formes de collaboration entre les professionnels de l’information et les citoyens.
En Tunisie, cette évolution du journalisme soulève une question fondamentale : le journalisme citoyen est-il une véritable contribution des citoyens à la production journalistique ou est-ce un phénomène où, souvent, les citoyens ne mesurent pas pleinement la portée de ce qu’ils partagent ? En effet, ont-ils conscience des enjeux liés à la captation et à la diffusion d’images, notamment lorsqu’il s’agit d’espaces sensibles comme les administrations publiques ? Savent-ils quand et comment filmer, et surtout, ont-ils le droit de le faire ?
Le journalisme citoyen, bien que permettant de dénoncer des abus et de révéler des situations problématiques, pose donc des questions cruciales sur la responsabilité et la conscience des citoyens quant aux règles éthiques et légales qui entourent leur pratique. Pour que cette forme de journalisme atteigne tout son potentiel, elle doit être accompagnée d’une sensibilisation aux droits et devoirs en matière de diffusion d’informations, afin d’éviter les dérives et de garantir une information de qualité.
Cet enjeu s’est manifesté de manière flagrante dans l’incident de Kairouan, où une fonctionnaire a insulté une citoyenne, une scène filmée et partagée en masse sur les réseaux sociaux. Cette vidéo, devenue virale, a provoqué une vague d’indignation, révélant une fois de plus la profonde fracture entre les citoyens et l’administration.
Le journalisme citoyen, loin d’être anecdotique, a pris une ampleur majeure dans notre société actuelle. Il permet de mettre en lumière des abus, des injustices et des dysfonctionnements, mais il pose aussi des questions sur la légitimité et la responsabilité des citoyens lorsqu’ils se transforment en témoins-acteurs. Dans le cas de Kairouan, la citoyenne a filmé en réaction à ce qu’elle percevait comme une injustice, mais jusqu’où peut-on considérer cette action comme légitime dans un cadre légal et éthique ?
Certes, ce journalisme citoyen a permis, dans cette affaire, d’exposer un comportement intolérable de la part de la fonctionnaire. Il a forcé l’administration à réagir sous la pression populaire, en mettant en lumière des problèmes récurrents comme le manque de respect, les retards dans la gestion des dossiers et la non-transparence. Mais cette situation révèle également l’urgence de réguler et de mieux encadrer le journalisme citoyen, afin d’éviter les dérapages et de garantir que ce puissant outil de contrôle démocratique soit utilisé de manière constructive et légitime.
Derrière ces tensions se cachent des causes profondes : une administration souvent débordée, sous-financée, et des fonctionnaires peu motivés, travaillant dans des conditions difficiles. Cependant, aucune de ces réalités ne justifie le mépris ou les abus envers les citoyens. Au contraire, la responsabilisation des fonctionnaires est indispensable. Les citoyens, de leur côté, doivent être conscients de leurs droits mais aussi de leurs responsabilités lorsqu’ils décident de filmer et de partager une situation.
Pour cela, une éducation aux médias est essentielle. Filmer dans une administration publique, par exemple, peut être un droit dans certaines circonstances, mais il doit être exercé avec discernement et en respectant certaines règles. L’impulsivité ou la recherche du sensationnel ne doivent pas primer sur la recherche de la vérité et de la justice.

Le journalisme citoyen, qu’est-ce que c’est ?
Le terme « journalisme citoyen » reste encore mal compris par de nombreuses personnes qui créent et partagent des informations en ligne. Cette pratique, souvent spontanée, n’est encadrée par aucune entité spécifique, à l’exception des réseaux sociaux qui parfois, censurent certains contenus ou avertissent les utilisateurs lorsque les informations publiées ou consultées sont trompeuses.
La distinction entre journalisme citoyen, journalisme participatif et journalisme civique est également floue. Ces concepts ne sont pas encore clairement définis, et l’évolution rapide des technologies rend leur délimitation d’autant plus complexe (Élisabeth Caron-Sergerie, 2020). Ces pratiques émergentes continuent de se développer au fil des innovations, rendant difficile leur classification précise.
Dans le journalisme citoyen, ce qui marque, c’est l’inversion des rôles. Les citoyens ne sont plus simples récepteurs de l’actualité, mais véritablement émetteurs de contenu. On commence à parler de « citoyen reporter » pour qualifier les internautes qui réagissent à ce qui les entoure, qui témoignent de ce qu’ils voient, entendent ou constatent.
Le journalisme citoyen a le pouvoir de transformer la société, mais pour qu’il devienne un véritable outil de changement positif, il doit s’accompagner d’une réflexion sur son utilisation. Il est impératif que les citoyens ne soient pas de simples spectateurs passifs ou acteurs inconsidérés, mais des individus conscients de l’impact de leurs actions.
L’incident de Kairouan est une illustration puissante du potentiel du journalisme citoyen, mais aussi de ses dérives possibles. Ce n’est qu’en cultivant un usage responsable de ce pouvoir que nous pourrons véritablement renforcer la transparence et la responsabilité de nos administrations, tout en respectant les droits et la dignité de chaque individu.
Attention, pour que l’intervention des particuliers sur la toile soit considérée comme du journalisme citoyen, il est impératif que le contenu publié soit de l’information, de la récupération de reportage ou de l’analyse d’actualité. Le but doit être de fournir des informations indépendantes et nécessaires à une démocratie.
Le journalisme citoyen pose cependant des questions pour les professionnels et on voit se définir les limites de ce type d’initiatives.
Le risque d’alimenter la sphère de fausses nouvelles « fake news » sur Internet est élevé avec la pratique du journalisme citoyen. Mais il consiste en une initiative démocratique importante, qui doit être soutenue par les professionnels en y apportant leurs compétences expertes.
Le journalisme citoyen prend une place de plus en plus importante dans le paysage médiatique mondial. Des États-Unis à la Corée du Sud, en passant par la France, des initiatives telles que Earn Your Press Pass, OhmyNews, Agoravox, et CitizenSide, montrent comment les citoyens peuvent contribuer à l’information.

L’exemple des États-Unis
Début 2020, Lindsey et Joey Young, propriétaires de la petite entreprise médiatique rurale Kansas Publishing Ventures (KPV), ont lancé Earn Your Press Pass («Obtiens ton accréditation presse»), un cours en ligne à la demande destiné à former les reporters-citoyens aux bases du journalisme.
La raison, de nombreuses rédactions rurales aux États-Unis ont du mal à embaucher des journalistes diplômés. Souvent, les jeunes diplômés ne veulent pas aller vivre dans une petite ville et, en raison de contraintes financières telles que les prêts étudiants, beaucoup ne peuvent pas accepter les salaires inférieurs proposés par les journaux locaux.
Avec l’avènement des sites d’informations en ligne, l’émergence du journalisme citoyen et du phénomène des fake news remet en question la légitimité historique des journalistes, selon Dr Karim Wally, journaliste et enseignant-chercheur à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan.
Selon lui, le journaliste, aujourd’hui, doit « s’adapter, se former, s’auto-former et travailler en synergie avec d’autres collègues ou confrères » pour tirer son épingle du jeu.
Avec la multiplication d’informations en ligne, l’on assiste à une contribution des citoyens aux productions journalistiques. Ce que M. Karim Wally a nommé le journalisme citoyen, né dans les années 2000. « Le journaliste citoyen, c’est lorsque l’homme de la rue se substitue aux journalistes et se lance dans la production d’informations avec l’arsenal du journaliste », a-t-il indiqué, tout en soutenant que le journaliste au sens juridique du terme, c’est celui qui fait de la production de contenus son métier.
Cependant, « chacun d’entre nous doit affronter avec ses armes l’avènement du numérique selon ses compétences et ses ambitions », a-t-il soutenu, tout en insistant que le journaliste doit continuer de « s’adapter, se former pour être à la hauteur et parvenir à la polyvalence ».

L’exemple de la Corée du Sud
Au début des années 2000, un groupe de Sud-Coréens, lassé de la couverture trop conservatrice des actualités dans leur région, a décidé de lancer son propre site internet : OhmyNews. N’ayant ni les ressources financières pour publier un journal papier ni les moyens de payer des journalistes professionnels, ils ont fait appel à des bénévoles et au grand public pour créer du contenu. À ses débuts, le site comptait 727 citoyens reporters, mais sept ans plus tard, ce chiffre a grimpé à 50 000 contributeurs issus du monde entier.
Cependant, en 2010, OhmyNews a dû se réinventer et adopter un format de forum dédié au journalisme citoyen. Le succès du site avait rendu la vérification des sources des utilisateurs trop complexe à gérer, menaçant ainsi la crédibilité du média.

L’exemple de la France
Agoravox est un site créé, en mai 2005, par Joël de Rosnay et Carlo Revelli, sur le modèle du sud-coréen OmyNews. L’idée de départ : permettre à tout le monde de devenir rédacteur du site. Il suffit de s’inscrire et de fournir ensuite des articles sur tous les sujets d’actualité que l’on souhaite, sans limite de longueur, de style, ni de thème.
Un principe participatif, avec 1 million de visiteurs par mois, 50 articles reçus quotidiennement pour une trentaine de publiés chaque jour, 8 000 rédacteurs inscrits, dont 600 actifs régulièrement.
Fondée en 2005, Citizenside était une plateforme d’actualité participative composée de photographes professionnels et amateurs répartis partout dans le monde. Les images envoyées sur leur site étaient mises à disposition des médias internationaux via la plateforme ImageForum de l’Agence France-Presse.

Vers une réflexion profonde
Il est crucial que les citoyens ne se limitent pas à être de simples spectateurs passifs ou à agir de manière impulsive et inconsidérée lorsqu’ils diffusent des informations. Ils doivent prendre conscience de la responsabilité qu’impliquent la création et la diffusion de contenu en ligne. La prolifération d’images, de vidéos et de récits peut avoir un impact puissant, mais elle peut aussi engendrer des dérives si elle n’est pas accompagnée de vérifications, d’un sens éthique et d’une attention particulière aux conséquences de ces publications.
Être un acteur du journalisme citoyen signifie prendre en compte les questions de vérité, de contexte et d’éthique. Un contenu mal interprété ou trompeur peut renforcer les préjugés, diffuser de fausses informations et créer des tensions inutiles dans la société. À l’inverse, un journalisme citoyen bien réfléchi, où chaque individu mesure l’impact de ses actions, peut jouer un rôle de catalyseur pour des réformes politiques, sociales ou économiques.
L’encadrement du journalisme citoyen nécessite donc une éducation à l’information, où les citoyens apprennent à utiliser les outils numériques de manière responsable, à comprendre les enjeux des fake news.

A suivre…

1Jean-François Tétu, Du « public journalism » au « journalisme citoyen »”, Questions de communication, 2008.
2 Référence : site web de l’Institut Supérieur de Formation au Journalisme et à la Communication
3 Référence : https://ijnet.org/fr/story/cet-outil-de-formation-en-ligne-permet-aux-citoyens-de-devenir-reporters
4 Référence : https://www.journaldebangui.com
le-journalisme-citoyen-et-les-fake-news-remettent-en-question-la-legitimite-des-journalistes-dr-karim-wally/

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