Journalisme : La horde sauvage

Par Mustapha Attia

Le journalisme tunisien est en crise. Une crise insidieuse et infiniment profonde qui a pris la forme d’une inexorable montée en puissance de défiance de l’opinion publique à l’égard des journalistes. Depuis sa naissance le 22 juillet 1860, avec la parution de son «péché originel», le premier journal «Arra’ id Attunissi», le journalisme tunisien suscite l’envie autant que le mépris. Mais, depuis le 14 janvier 2011, tout a déraillé dans ce secteur, et nous voilà face à une machinerie de l’échec bête, pesant, obstiné, l’échec bas du front et absurde où les charlatans, qui ont envahi le domaine comme les sauterelles, sont satisfaits de leur ratage, entêtés dans leurs nullités. Ils furent experts dans l’«art» de manipuler les passions tristes, d’inventer des complots imaginaires pour en fomenter de réels et d’exercer un pouvoir tyrannique. Leur nuisance ne se limite pas à l’incitation à un comportement extrêmement malsain. Elle participe d’un prosélytisme des plus dangereux.
Faute de stratégie et parce qu’il récuse tout mécanisme d’organisation, d’arbitrage, de modération et de discipline, le milieu journalistique est devenu un bouillon où peuvent prospérer en toute impunité les poisons. De l’accablement à l’écœurement, en passant par la honte, l’humiliation, la stupeur, je ne me retrouve plus dans cet univers où j’ai passé quarante-cinq ans de ma vie. Je me demande, toujours, pour quelle raison on considère le journalisme, dans ses significations les plus communes, comme le domaine le plus accessible et le plus galvaudé. Cet art difficile qui exige de ses usagers beaucoup de savoir, une riche expérience culturelle et une certaine audace intellectuelle, devient l’apanage de certains déclassés et semi-analphabètes, des commerçants de la médisance et des magasiniers du mensonge, le jouet des vaincus et des déshérités, ceux qui cherchent à se tailler une place dans les gouffres noirs de l’aigreur et du ressentiment. Ce dérapage est d’autant plus odieux qu’il s’exprime dans le lâche confort de la liberté d’expression. Assistons-nous à la déchéance de l’échelle des valeurs, au renversement des concepts et des critères d’appréciation et d’évaluation ? Le journalisme n’est-il pas une forme de création, noble et valeureuse ? Le journaliste est créateur à part entière, imprégné comme il se doit d’un savoir lucide, d’une clairvoyance extrêmement aiguisée, d’une grande force de caractère et d’une intégrité morale à toute épreuve. Le journalisme a des repères fixes dont le principal est la solidité du référent et la crédibilité du jugement. Il n’est pas logique que, dans son enceinte, nous retrouvions ceux qui sont dépourvus de cette force de conviction et de sincérité qui fonde la personnalité spécifique du journaliste. C’est pour cette raison que je considère que le journaliste est le gardien de la morale intellectuelle, celui qui la protège de l’invasion des intrus, la préserve de toutes les dérives possibles et sait déterminer le baromètre exact de ses courants et ses inflexions. Comment pourrions-nous promouvoir les valeurs journalistiques dans notre pays alors que se lève, dans le secteur, une sous-caste du charlatanisme qui sème à tout vent ignorance, complaisance, népotisme, compagnonnage et analphabétisme. Et elle jouit d’avoir rallié à sa cause un pouvoir mafieux, qui se présente comme le sacré collège d’un nouveau culte envahissant.  Le fléau de ces phénomènes est exacerbé par deux facteurs. Le premier réside dans l’espace offert par les médias écrits, électroniques et audio-visuels à cette horde sauvage, au mépris de toute éthique intellectuelle et professionnelle. Le deuxième est la désaffection, voire la démission des vrais journalistes qui ont abandonné la scène aux folles humeurs des trublions et des salves immondes des enragés. 

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