Journée mondiale de la liberté de la Presse : Une liberté en sursis

Le dimanche 3 Mai 2015, la Tunisie célèbrera, à l’instar de plusieurs pays du monde, la journée mondiale pour la liberté de la presse placée par l’UNESCO sous le thème : «Laissez le journalisme prospérer ! Vers une meilleure couverture de l’information, l’égalité des sexes et la sécurité à l’ère du numérique». L’occasion de faire  l’état des libertés sous nos cieux.

Une liberté qui, au regard de plusieurs observateurs, tout en étant  le principal voire le plus grand acquis après le 14 janvier 2011, demeure fragile et fortement menacée.

La liberté de la  presse en Tunisie a accompli des pas importants sur la voie de la réforme et de la consécration  afin d’être institutionnalisée et garantie. Or, de l’avis des professionnels, c’est très peu, et le chemin est encore long et semé d’embûches. En effet, certaines législations régissant le secteur, ont besoin de révision, et d’autres structures, notamment de régulation doivent être mises en place, à l’instar du Conseil national de la presse écrite, qui n’a pas encore vu le jour. Sans compter la grande problématique de la publicité publique, qui demeure sans solutions probantes. Zied el Heni, Président de l’Organisation tunisienne de défense des journalistes et Youssef  Oueslati, membre du Bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), nous livrent leurs impressions et constats quand à l’état des lieux de la liberté de la presse, en Tunisie, quatre ans après le 14 janvier 2011.

  

Zied El Heni :<Président de l’Organisation tunisienne de défense des journalistes

«Tentatives flagrantes pour mettre la main sur les médias»

La liberté de presse et d’expression est, aujourd’hui, sérieusement menacée d’autant plus que les acquis réalisés après le 14 janvier 2011 demeurent fragiles. Le risque d’une nouvelle « mainmise sur les médias » n’est pas à exclure. En tous cas, ce ne sont ni les tentatives et encore moins les manœuvres qui manquent. Aujourd’hui, le secteur des médias est face à plusieurs défis pour préserver sa liberté. L’un des premiers défis à relever est celui de faire face aux tentatives visant à mettre la main sur les médias et d’en reprendre le contrôle.  La preuve ? Aujourd’hui, des projets de lois sont présentés par le gouvernement à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), dont plusieurs articles portent atteinte  à  la liberté de la presse. Il s’agit notamment du projet de loi relatif  à la répression des attaques contre les forces armées dont l’article 7, particulièrement, représente une grande menace pour la liberté de la presse. Un projet que l’Organisation tunisienne de protection des journalistes dénonce, appelant  l’ARP à le rejeter.

Zied El Heni affirme, « nous comprenons parfaitement, voire nous demandons fermement la consolidation des mécanismes juridiques pour la protection des forces armées et de leurs familles ainsi que les équipements mis à leur disposition pour assurer leur mission. Cependant, cette protection pourrait très bien être garantie via les textes juridiques en vigueur, à savoir le Code pénal (chapitre 4) ; le Code militaire ainsi que la loi N°70 datant de 1982 et relative au statut général des forces de sécurité intérieure ».

Par ailleurs, on assiste à des tentatives d’interventions « non appropriées », de la part de certains hauts responsables qui se considèrent comme « la tutelle des médias » !

Pire, le parquet qui opère dans le strict respect de la Constitution, et dans le cadre de la politique générale de l’Etat, intervient dans les médias. A plusieurs reprises, le ministère public, interdit la diffusion d’émissions télévisées. Chose qui ne relève pas de sa compétence.  La HAICA (haute instance indépendante de la communication audiovisuelle) étant la seule habilitée à intervenir quand aux programmes radios et télévisés, même si cela touche à l’ordre public, conformément aux dispositions du décret 116. A cela s’ajoute les pratiques du ministère public, visant à faire peur aux journalistes à travers des poursuites judiciaires pour des affaires journalistiques, en dehors des dispositions du décret 115. Ce genre de pratiques ouvre, les portes à des pratiques illicites, permettant au parquet d’incarcérer  les journalistes avant leur comparution devant les tribunaux,  allant parfois jusqu’à  la convocation au parquet  d’un journaliste en direct sur une radio! 

A tout cela s’ajoutent les attaques de certains leaders de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), contre les journalistes. Ces leaders essaient, au nom du respect de l’UGTT, de faire en sorte que leurs décisions soient « sacrées », et au dessus de toute forme de critique. Pire, on a vu certains syndicalistes  intervenir directement dans le travail journalistique, pour donner des instructions aux médias quant à leurs invités sur les plateaux télé, ou encore dans les radios. Sans compter que les interventions sont allées jusqu’à demander aux patrons des médias de sanctionner certains de leur journalistes, dont les propos ne plaisent pas. Les demandes de sanctions ont été également adressées à la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), afin de sanctionner une chaîne de télé parce qu’un comédien a osé critiquer  le corps des enseignants.

Ces tentatives visant à mettre la main sur les médias ne cessent d’évoluer pour atteindre un degré plus grave, celui de la séquestration, récemment de deux équipes de télévision, dans la région d’Om Laarayes (Gafsa), afin de les utiliser comme moyen de pression pour concrétiser leurs revendications. Le  pire c’est que cet incident s’est déroulé devant  une incapacité totale des autorités régionales à protéger les journalistes.

Autre défi et, non des moindres, l’argent sale qui intervient dans les médias afin de les mettre  à son service pour réaliser ses propres intérêts.  

Le secteur des médias n’a pas que des défis extérieurs à relever. Bien au contraire, des défis importants sont également, au sein même du corps de métier. En première ligne, on peut citer  les déficiences en matière  de formation des journalistes A cela s’ajoute le faible rendement des institutions professionnelles et de régulation, dans l’encadrement des journalistes. Partant, l’Organisation tunisienne de protection des journalistes a été créée pour consolider les efforts fournis et notamment pour protéger les journalistes devant la justice. Car, nous avons remarqué que l’intérêt accordé aux journalistes connus opérant dans les médias est plus important que celui accordé aux autres journalistes. Dans ce sens, nous avons œuvré à la formation de 10 avocats à l’échelle nationale et régionale, en partenariat avec des organismes internationaux pour en faire les meilleurs spécialistes dans les affaires relatives aux médias. Cette démarche nous a permis, rien qu’en 2014, de gagner 12 procès intentés contre des journalistes sur l’ensemble du territoire.

D’un autre côté, l’Organisation procèdera, à l’occasion de la célébration, le 3 mai prochain de la Journée mondiale de la liberté de la presse, à rendre hommage à un certain nombre d’hommes et de femmes des médias qui se sont distingués, mais aussi à des avocats et à des personnalités qui ont contribué à la défense de la liberté de presse et d’expression.

Youssef Oueslati :membre du Bureau exécutif du (SNJT)

“Les médias souffriront de la nouvelle coalitiongouvernementale”

Après le 14 janvier 2011, il y tout un processus de réformes du secteur des médias a été engagé. Il fallait que cette liberté acquise soit protégée, encadrée et institutionnalisée. Des pas importants ont été réalisés mais beaucoup reste à faire face aux menaces sérieuses qui pèsent sur  la liberté de la presse.

Depuis janvier 2011, il y a eu la promulgation des décrets 115 et 116. Ces textes ne sont pas parfaits et mériteraient une révision, mais ils ont au moins le mérite d’être là.

La liberté de presse a été certes le plus grand acquis de la Révolution,  néanmoins, cette liberté connait parfois des dérives. En effet, certains médias sont « soumis » à des groupes d’intérêts politiques, ce qui a eu de fortes répercussions sur leur rendement au cours des élections législatives et présidentielle. A ce titre, le rapport de la HAICA concernant la couverture des élections a laissé apparaître plusieurs défaillances professionnelles.

Ceci étant, la liberté de la presse fait face à des menaces sérieuses. Après les différends avec la Troïka, « j’estime que les médias souffriront de la nouvelle coalition gouvernementale dont plusieurs membres ne sont pas connus pour être de fervents défenseurs de la liberté d’expression ou de la presse ». Et, en tant que Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) nous avons tiré la sonnette d’alarme quant aux pratiques, pas très orthodoxes à l’égard des médias. Et, ce ne sont pas les preuves qui manquent. Il n’y a qu’à voir les dispositions du projet de loi antiterroriste qui présentent des restrictions aux libertés en général et à la liberté de la presse en particulier. Sans parler du projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces de sécurité intérieure, et les forces armées,  que nous avons demandé au gouvernement de retirer.

Car, si cette loi passe, ça serait  une vraie catastrophe pour la liberté de la presse. 

C’est un projet de loi dont la plupart des articles, sont «aux antipodes de l’esprit de la constitution, et hostiles à la liberté de presse et d’expression, ce qui est de nature à ressusciter dans les esprits l’arsenal des lois ayant institué la dictature avant la Révolution, et à accentuer les craintes d’annihiler les acquis réalisés en matière de liberté».  

Le projet de loi comporte, en effet, une série d’articles instituant «un Etat dictatorial et policier», avec en prime le retour des peines privatives de liberté dans le secteur de la presse. Pire, ce projet de loi ne touche pas uniquement à la liberté de presse mais aussi à la liberté d’expression.

Autre crainte que le SNJT exprime, à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, ce sont les prochains membres de la HAICA. On a peur qu’ils ne soient pas aussi indépendants que les actuels membres. Et, nous avons fait part au président de l’ARP de l’ensemble de nos craintes.

Les médias évoluent dans un environnement pas très favorable. Nous avons effectivement beaucoup de craintes quant à l’environnement général avec notamment, le retour des articles pour redorer le blason des gouvernants.

D’un autre côté, le Conseil de la presse écrite n’a pas encore été mis en place, contrairement à la HAICA qui s’occupe de la régulation des médias audiovisuels. Et, d’ailleurs, c’est ce qui fait qu’il y ait plusieurs dérives et défaillances professionnelles, dans le secteur.

Certes, la liberté de la presse est le plus grand acquis de la Révolution du 14 janvier,  mais, cette liberté demeure en péril. Et, on appelle tous les journalistes à préserver leur liberté. Nous avons l’intention de mener ce combat en collaboration avec la société civile, afin de rendre cet acquis irréversible.

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