Par Khalil Zamiti
A l’heure des braqueurs et des plaideurs, les feux de la rampe ne cessent de porter sur des juges eux-mêmes jugés. Au cas où la justice trancherait en leur défaveur, l’infraction à la règle tendrait à occuper l’espace évacué par la règle, au point d’exposer chacun à humer les relents nauséabonds de l’ambiant dominant. Le malsain envahit le quotidien. Le 21 juin, aux abords de Djebel Lahmar, d’où il venait d’émerger à travers les fourrés, le braqueur surgit sans bruit et arrache le sac à main de Alia Rihani, mon informatrice et amie. Le 22 juin, Khemaïs Saïdani, affecté au rayon poissonnerie d’une grande surface, me dit : « Je prends le métro chaque matin, les portières, détraquées exprès, permettent aux braqueurs d’échapper sans délai. Une personne dépourvue d’argent ne recule devant rien pour acheter de quoi manger ou se droguer ». Le même jour, une autre information me parvient de bon matin. A Hay Ezzahrouni, une famille éperdue, pleure son fils trouvé pendu à l’arbre d’un coin perdu, me dit Halima Toujani.
L’un offre sa chair fraîche aux requins, l’autre braque son prochain et le troisième adhère au club des pendables pour échapper à l’insoutenable orchestré par le diable. Un commun dénominateur unit ces manières d’affronter le malheur. Il a trait à l’ultime secret de l’état dépressif et de la pauvreté. Aujourd’hui, par une série de médiations, ces pratiques dramatiques ont partie liée avec les aléas climatiques.
Le stress hydrique dialogue avec le stress psychique.
Pour cette raison, nul n’est « indépendant », ni de lui-même, ni de l’environnement. Et voici nos juges arrivés scandalisés. A bout de bras, ils dressent une pancarte où chacun lit : « Avec l’indépendance de la justice, on ne badine pas ». Mais, déjà, Ben Ali flanquait un beau coup de pied à ce genre d’énoncé. Il ordonne la tenue d’un procès aux dénonciateurs de la torture puis, sans broncher, il ordonne l’annulation de ce même procès. Toutefois, l’aspect caricatural maquille le côté fondamental. En effet, avec son projet de « penser la vie », Hegel débusque une espèce de « nécessité » fourvoyée entre la graine, la plante et le fruit « Et cette égale nécessité constitue, seule, la vie du tout ». Ce dernier mot, le « tout », livre la clef de l’existence dans l’écrit commis sur la « Phénoménologie de l’esprit ».
Je m’explique. Par son langage, ses croyances et sa référence identitaire, nul n’est « indépendant » tout à fait de la société où il est né. Ni l’individu, ni les divers champs sociaux ne sont pensables sans leur intégration au sein de la réalité sociale globale. Durkheim, au plan social, et Marx, en termes économiques, illustrent le primat du groupe. La partie ne saurait surplomber la totalité. Le phantasme de juges indépendants relève du rêve et offre une jolie fleur aux enfants de chœur. Mais d’où provient l’arrogance de la toute-puissance ? Le chargé de juger tend à s’estimer supérieur au jugé.
Le ramener à l’humaine condition, lui inspire sa levée de boucliers.
Interviewé, le 23 juin à Zaghouan, le pédologue Houcine Hedhli me dit : « Bourguiba révoque les caïds, notables passés maîtres dans l’art d’inféoder à leur profit leur fonction dans l’ancien régime.
Aujourd’hui, les juges révoqués réclament l’indépendance de la justice. La revendication paraît sensée, mais elle se fonde sur une vision erronée. Nous ne sommes pas indépendants de l’air que nous respirons. Pour le vérifier, il suffit d’obstruer la bouche et le nez au point de succomber.
Nous ne sommes indépendants ni de la terre, ni des plantes, ni des animaux ».
Mais alors, comment expliquer la jonction intervenue entre le sens commun et la grande philosophie ? Hegel dit ce que vous, moi et Houcine Hedhli disons, nous aussi. Hegel a eu l’avantage de joindre l’observation expérimentale au souci spéculatif, lui, immémorial. Voilà pourquoi il rejoint la pertinence du sens commun. Le 26 juin, je demande à l’épicier El Ayich Younsi, son avis quant aux juges acculés à la grève de la faim. Il répond : « Si chaque fautif échappe aux lois par la grève, il n’y aura plus d’Etat et d’autorité ». Un client, attentif, entre dans la danse des avis et dit : « Je me mets à la place de ces juges. Ils ont une famille et s’ils sont innocents, je les comprends ».