Jusqu’où ira-t-il ?

Le faible taux de participation aux deux tours des dernières Législatives a été, sans doute, une surprise et un camouflet pour Kaïs Saïed, mais il l’a, également, perçu comme une onde de choc, qui menace son projet politique et son fauteuil de président de la République, et dont on ressent les vibrations depuis le samedi 11 février. L’arrestation de l’homme d’affaires Kamel Letaïef en est la principale résonance. Ce nom n’est particulièrement pas anodin, il est depuis des années sur toutes les bouches comme l’homme de toutes les “magouilles” politiques, comme un élément influent de ce qu’on appelle l’Etat profond et aujourd’hui de faire partie d’un groupe de comploteurs qui aurait tenté de fomenter un coup d’Etat contre le président de la République. Des renseignements étrangers auraient alerté Kaïs Saïed et une liste de 25 noms de personnalités du monde politique, des affaires et des médias avait fuité en novembre 2022. 
Depuis l’époque de Ben Ali, le nom de Kamel Letaïef est évoqué comme celui d’un homme puissant, un intouchable parmi les intouchables et un faiseur de rois avec tout ce que cela peut insinuer comme tractations dans des chambres noires, en dessous des tables ou dans des réunions secrètes de salons. Kaïs Saïed a, cette fois, frappé fort, si fort qu’aucune réaction audible n’a été enregistrée du côté des oppositions les premiers jours qui ont suivi les faits, même pas Abir Moussi qui, d’habitude, ne rate aucune occasion pour prendre à partie Kaïs Saïed. Un choc ? Une gêne ? La peur d’être le (la) suivant(e) ? Tout, sans doute. Et pour cause : samedi dernier, c’est une série d’arrestations qui ont été opérées touchant des personnalités connues, comme l’ancien dirigeant nahdhaoui Abdelhamid Jelassi et l’activiste Khayam Turki, proposé au poste de ministre des Finances en 2013 dans le gouvernement Ali Larayedh, d’autres moins connues, un officier retraité de l’Armée et un diplomate à la retraite. 
Une composition “cosmopolite” qui suscite tout de même des questionnements, en dépit de la désapprobation du vent de panique provoqué par les multiples affaires judiciaires en cours incriminant des personnalités publiques. En l’absence de communiqués officiels annonçant et expliquant les raisons de ces arrestations, les rumeurs vont bon train, difficile en effet de connaître les chefs d’inculpation avec exactitude et détails. Les premières 48 heures ont été muettes, même pour les avocats de la défense. 
Si Kaïs Saïed avait expliqué le faible taux de participation aux dernières Législatives comme étant un désaveu des Tunisiens par rapport au parlement, déclarant qu’ « ils n’en veulent plus », il se savait surtout lâché par ses partisans qui lui ont fermement et ouvertement reproché sur les réseaux sociaux de n’avoir pas tenu ses promesses: baisser les prix, trouver des solutions à la crise économique et mettre fin à l’impunité des responsables, de manière directe ou indirecte, du terrorisme et de la prolifération de la corruption, ces dirigeants politiques qui ont nui à l’image de la Tunisie (premier exportateur de terroristes pendant la décennie noire) et à l’économie de la Tunisie, de 2011 à 2021, aujourd’hui en quasi-faillite. 
Kaïs Saïed a saisi le message de ses partisans mais à défaut d’avoir les moyens de contenir la folle progression des prix et de relancer l’économie nationale, vu le déficit budgétaire abyssal, c’est la reddition des comptes qui lui sembla plus accessible. Il passe alors à la vitesse supérieure : des arrestations en cascade de personnalités influentes dans la vie politique et dans les affaires. La réaction de ses partisans est instantanée, leurs pages Facebook honorent son courage, son intrépidité, et l’exhortent à ne pas s’arrêter en si bon chemin. C’est Rached Ghannouchi qu’ils visent, essentiellement. Les Tunisiens, et pas seulement les partisans de Saïed, tiennent le président du mouvement Ennahdha pour responsable des pires crimes contre la Tunisie, notamment celui d’avoir tenté de changer le modèle de société tunisien en une théocratie où les hommes et les femmes sont dirigés à coups de fouet pour préserver les bonnes mœurs.
Kaïs Saïed doit à présent sauver sa face et son fauteuil de président, sauf que beaucoup d’observateurs et même de simples citoyens ne croient pas qu’il y aura des procès en bonne et due forme et des condamnations, convaincus, comme c’est désormais de coutume, que “les forces de l’ordre procèdent aux arrestations et les magistrats relâchent les suspects”, à cause de “dossiers peu ou pas étoffés”. 
Un show bas de gamme que tous les Tunisiens redoutent en raison des préjudices à grande échelle qu’il est susceptible de causer au moral collectif et à la stabilité du pays.
Le locataire de Carthage s’est embourbé dans une bataille judiciaire dont il ne détient pas les outils, les précédentes expériences (affaires Rached Ghannouchi, Noureddine Bhiri…) ayant démontré que malgré toutes les accusations de mainmise sur la justice, les magistrats, du moins certains d’entre eux, lui échappent, par solidarité avec leurs collègues limogés, sans doute. Ils risquent fort, encore une fois, de lui faire faux bond et de relâcher Letaïef, Turki et Jelassi, surtout si des preuves irréfutables venaient à manquer. Ç’aurait pu être le cas avec l’activiste algérienne qui a été arrêtée par la police des frontières tunisienne et gardée en liberté par décision judiciaire malgré l’infraction avérée de passage clandestin des frontières algéro-tunisiennes. Les suites de cette affaire ont été désastreuses pour les excellentes relations entre l’Algérie et la Tunisie, les voyageurs tunisiens de et vers l’Algérie en ont payé les frais, et entre l’Algérie et la France à quelques mois d’une visite d’Etat tant attendue du président Abdelmajid Tebboune en France. 
Jusqu’où ira Kaïs Saïed ? Combien de politiques, de syndicalistes, de journalistes, compte-t-il poursuivre devant la justice ? 
“Nettoyer” le pays des mauvaises graines est le devoir de tout dirigeant et responsable politique. Traquer les corrompus, les terroristes et les trafiquants de tout genre est une entreprise courageuse et risquée mais nécessaire. Le problème avec le président actuel et le gouvernement Bouden, c’est qu’on ne sait rien de ce qui se trame, ils travaillent en secret, en catimini, sans révéler la moindre explication, comme s’ils redoutaient que s’ils parlaient, leurs actions seraient sabotées, ou que les personnes impliquées fuiraient clandestinement le pays comme les anciens chefs de gouvernement, Youssef Chahed et Hichem Mechichi, les frères Karoui ou le théologien Noureddine Al Khademi. 
L’autre problème est que l’intention, bonne ou mauvaise, de Kaïs Saïed de “nettoyer” le pays instaure peur et malaise. Les gens ont peur pour leur liberté à cause du décret 54, une épée de Damoclès sur la liberté d’expression, et du silence de Kaïs Saïed qui aime visiblement créer la surprise. C’en est trop pour nous Tunisiens qui naviguons à vue, qui ignorons de quoi seront faits nos lendemains et ce qui nous attend d’ici 2024. 
D’autres rumeurs font circuler l’idée que le président de la République n’a pas l’intention d’organiser l’élection présidentielle en 2024, ni de mettre en place la Cour constitutionnelle afin de ne rien perdre de ses pouvoirs et pour continuer de “régler ses comptes” avec ses adversaires politiques. Ce sont là des rumeurs et comme d’habitude, aucune information officielle ne vient confirmer ou infirmer cela, ce qui explique le climat tendu dans le pays, la perte de confiance en les institutions de l’Etat, l’enlisement de la crise économique et le recul de la popularité de Kaïs Saïed dans les sondages, même s’il reste “le préféré” de ses partisans en l’absence de rival sérieux. 

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