Kaïs Saïed : Que veut-il ? Que peut-il faire?

Ce jeudi 23 juillet est le dernier délai pour la remise des candidatures proposées par les partis politiques pour la désignation du 9e chef de gouvernement (depuis 2011), successeur d’Elyes Fakhfakh. Le président de la République devra faire son choix d’ici ce samedi minuit. Les enchères, les chantages et les manœuvres battent leur plein depuis une dizaine de jours. La nomination d’un chef de gouvernement en Tunisie est désormais une gageure dans un contexte de luttes entre les partis sous l’épouvantail de la corruption.  Le président Kaïs Saïed va choisir pour la deuxième fois, en l’intervalle d’à peine cinq mois, la personnalité la plus apte à rassembler les acteurs politiques et à gouverner, de préférence jusqu’en 2024. Une personnalité la plus consensuelle possible dans une conjoncture de profondes crises politique, sociale, économique et sanitaire. Il s’agit de trouver la perle rare, sinon aller droit vers des élections législatives anticipées.

 Difficile de faire des pronostics sur le choix du président Kaïs Saïed, d’autant que la Constitution l’autorise à proposer son propre candidat, sans tenir compte des listes partisanes qui, pour la plupart, résultent de marchandages et de tractations entre les chefs des partis politiques.  Cette fois, la tâche du président est plus difficile, il n’a plus droit à l’erreur. Le prochain chef du gouvernement devra effacer l’affront Fakhfakh et se maintenir en poste jusqu’en 2024, dans l’intérêt du pays. Pour cela, il doit obtenir au préalable la majorité des voix au vote de confiance du Parlement (109 voix sur 217), ce qui suppose l’adhésion d’Ennahdha, de ses actuels alliés (Qalb Tounes et Al Karama) et d’une partie du camp des centristes, modernistes, démocrates, nationalistes, Attayar et Achaâb en tête. Pour ce faire, il devra auparavant mener des négociations avec tous les partis politiques et accepter de former un gouvernement d’union nationale, comme le revendiquent Attayar, Achaâb, Qalb Tounes et Ennahdha. Voire même satisfaire les exigences des uns et des autres, comme celle de  Mohamed Abbou qui a déjà jeté le premier pavé dans la mare en déclarant qu’il ne veut pas d’Ennahdha dans le prochain gouvernement. Attayar a même pu effectuer une volte-face de 180 degrés en revenant sur son objection à la participation de Qalb Tounes dans un même gouvernement.  A l’inverse, Qalb Tounes fait preuve de gratitude et renvoie l’ascenseur à Ennahdha : « Il ne faut exclure aucun parti sauf celui qui s’exclut lui-même », a déclaré son président Nabil Karoui. Ce qui annonce déjà de la tension et un probable retard dans la formation du prochain gouvernement.
Kaïs Saïed devra-t-il se concerter avec les partis, les organisations nationales, les institutions de l’Etat et les instances constitutionnelles sur chaque candidat avant de prendre sa décision ? Sans doute. Et si le temps imparti peut s’avérer trop court, la machine institutionnelle, administrative et sécuritaire doit se mettre en branle pour mener les enquêtes et les vérifications nécessaires à même de permettre à l’institution présidentielle de faire le juste choix, juste pour les Tunisiens, qui ont longtemps attendu des gouvernants compétents et honnêtes, et juste pour la Tunisie, dont l’expérience démocratique est désormais menacée par la faillite économique et par le chaos.

Ce que veut le peuple !
Ce qui est sûr, c’est que les Tunisiens ne veulent plus d’amateurs, de corrompus, d’opportunistes aux commandes de l’Etat. Le président Kaïs Saïed non plus. Il n’apprécie guère les partis politiques que tous les Tunisiens accusent d’être responsables de leur appauvrissement et de la dégradation de l’économie nationale. Il ne porte pas dans son cœur leurs dirigeants, leurs députés, leurs magouilles, leurs calculs étriqués et leur dangerosité pour la stabilité de la Tunisie. Et il ne le cache pas. A chacune de ses sorties, bien que rares, il ne s’empêche pas de lancer des flèches pointues vers les corrompus, les vendus et « les comploteurs de l’intérieur contre la Tunisie avec des parties étrangères ». La dernière en date, le 9 juillet courant, présidant le Conseil supérieur des armées en présence des hauts cadres sécuritaires, le chef de l’Etat a averti le peuple contre les tentatives d’implosion de l’Etat avec des complicités étrangères.
Le président, qui veut ce que veut le peuple, son slogan de campagne, voudrait inverser la pyramide de la gouvernance et donner au peuple le pouvoir de démettre ses élus. C’est la démocratie locale, son projet et pour lequel il serait prêt à dissoudre l’ARP, à amender le système électoral et à organiser un référendum. Pour Kaïs Saïed, l’occasion est propice. Il peut désigner un chef de gouvernement selon ses propres critères de choix : apolitique, compétent, intègre. Comme lui. Il formera à son tour un gouvernement de compétences, à son image, ira à l’ARP demander la confiance des députés qu’il n’aura pas. Ni Ennahdha ni aucun autre parti représenté au Parlement n’accepterait un gouvernement dont la composition ne respecte pas les résultats des élections législatives de 2019.
Selon la Constitution, le nouveau chef de gouvernement a un mois reconductible une fois pour former son équipe gouvernementale. En cas d’échec, le président Saïed désigne un troisième chef de gouvernement  qui dispose aussi de deux mois pour former son équipe. En cas d’échec, Kaïs saïed dissout le Parlement et convoque des élections législatives anticipées. Dans le cas échéant, Elyes Fakhfakh, ou celui qui le remplacera à la Kasbah, pourra siéger par intérim pendant au moins quatre mois, sinon six mois dans le cas d’élections anticipées.  L’option est cependant risquée pour les partis politiques, qui perdent du terrain, des électeurs et de la crédibilité et pour la Tunisie, un pays au bord de la faillite et de la guerre civile.  Que veut faire Kaïs Saïed ? Difficile de lire dans ses pensées. L’homme atypique, intègre, droit, peu bavard, entretient l’aspect énigmatique de sa personnalité et quand il parle, il lance des messages codés. Il faut recourir aux recoupements pour tenter de déchiffrer ce que veut, ou peut faire le président Kaïs Saïed, aujourd’hui.

Appels à dissoudre le Parlement
Près de trois millions de Tunisiens ont voté pour lui en octobre 2019. Ce nombre a baissé depuis, sa cote de popularité également, mais il reste toujours en haut des sondages, loin devant tous les autres, parce que les Tunisiens continuent de croire en lui. Il lui incombe aujourd’hui d’œuvrer pour faire sortir la Tunisie de l’impasse politique et de la protéger d’un quelconque projet de déstabilisation sécuritaire. Vu l’état de déliquescence de la classe politique et son incapacité à servir le pays, il est le dernier recours pour sauver l’ARP de l’enlisement dans la violence et pour mettre fin aux bras de fer qui plombent la vie politique. Des partis politiques et des représentants de la société civile l’ont d’ores et déjà interpellé pour dissoudre le Parlement dont la composition actuelle, une mosaïque de petits blocs, mène à l’impasse. Aucun gouvernement ne peut tenir en place à cause du climat délétère, des confrontations et de la violence qui prévalent au Parlement en proie à des luttes idéologiques.  L’option n’est pas rebutée par le président Kaïs Saïed, des politiques et des analystes l’accusent même de mener sciemment le Parlement vers la dissolution. Comment ? En évitant d’intervenir pour apaiser les tensions et en laissant l’ambiance pourrir à l’ARP. En effet, la tempête qui gronde au Parlement n’est pas une simple guéguerre entre l’ex-Rcdiste Abir Moussi et Rached Ghannouchi, président des islamistes. Pour preuve, la motion de retrait de confiance au président de l’ARP, Rached Ghannouchi, a été élaborée et déposée par quatre autres blocs parlementaires (sans le PDL) et les motifs énumérés dans le texte de la motion sont les mêmes qu’Abir Moussi dénonce avec fracas au sein de l’ARP depuis des mois et pour lesquels elle et ses compagnons du bloc parlementaire sont en sit-in depuis plusieurs jours au Parlement.
Abir Moussi dénonce aussi l’arrogance grandissante des membres du bloc Al Karama (ex-Ligues de protection de la Révolution dissoutes) au sein de l’ARP, dont le chef est connu pour être un avocat et défenseur de ceux qui sont accusés de terrorisme. Ils sont en accord total avec Habib Khedher, le chef de cabinet du Raïs Al Majless, Rached Ghannouchi. Grâce à lui, ils font entrer qui ils veulent au Parlement, notamment un certain Hafedh Barhoumi fiché S17 et S18, ils terrorisent la présidente du PDL et les membres de son bloc, tiennent des propos violents et outrageux à l’encontre de leurs collègues, menacent d’interdire aux journalistes l’accès  au Parlement et ne cachent pas leur allégeance à Ennahdha, qui souffle le chaud et le froid derrière les paravents de l’ARP. L’étincelle a été donnée par la motion présentée par le PDL condamnant l’ingérence étrangère en Libye, en l’occurrence turque, et qui a fait tomber tous les masques, révélant au grand jour l’accointance des islamistes tunisiens avec leurs homologues libyens et turcs. Ennahdha et Al Karama reprochent à leur tour à Abir Moussi de semer la graine de la discorde entre les Tunisiens et de bloquer le travail parlementaire.
Ce qui se passe à l’ARP n’a rien d’un conflit politique démocratique ou d’un débat d’idées, c’est un combat idéologique dangereux, soutenu et encouragé de l’extérieur – le conflit libyen a impacté la vie politique en Tunisie -, et qui, s’il perdure, peut déboucher sur une guerre civile ou sur un ou plusieurs assassinats politiques. Dernièrement, ce qui s’est passé à El Kamour est une autre preuve que le spectre du soulèvement armé est là, proche de nous. Les champs pétroliers pris d’assaut par une vague humaine encerclant des soldats, les bras en berne. Le message était clair : la moindre étincelle, la première cartouche tirée, le moindre faux pas et c’est la guerre civile et la « libyanisation » de la Tunisie. Et ce n’est qu’un premier avertissement.

Fakhfakh et Ghannouchi sur le départ ?
La chute d’Elyes Fakhfakh a laissé la classe politique espérer qu’une autre démarche sera adoptée par le président Saïed pour le choix du prochain chef de gouvernement, notamment en optant pour des négociations directes, de vive voix, avec les représentants des partis. Il n’en fut rien. Le président n’a rien changé. Des correspondances ont été adressées aux partis, coalitions et blocs parlementaires pour présenter leurs suggestions dans un délai de dix jours. Les jours suivants, des noms proches du président Saïed ont même fait leur apparition et circulé dans les médias et les réseaux sociaux, mettant la pression sur les partis: Imed Hazgui, ministre de la Défense, et Nadia Akacha, ministre-conseillère directrice du cabinet présidentiel. Et ça a marché ! Dimanche dernier, le gendre de Rached Ghannouchi, Rafik Abdessalem, publiait un statut sur sa page facebook dans lequel il parlait des intentions d’Ennahdha « d’œuvrer pour une nouvelle scène politique équilibrée ouverte sur toutes les forces centristes de manière à se concentrer sur les problèmes des Tunisiens, le tout dans le cadre d’une coopération fructueuse avec le président de la République ». Un ton d’apaisement à l’antipode des récentes déclarations des dirigeants d’Ennahdha qui n’ont pas pardonné au président ses propos sur la légitimité de Fayez Sarraj et le conflit libyen.
La démission d’Elyes Fakhfakh, suite à une affaire de conflits d’intérêts, qui tombe à pic avec un mouvement de protestations de 89 députés et un sit-in du bloc du PDL au sein de l’ARP pour retirer la confiance au président du Parlement et président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, fait entrer la Tunisie dans une zone de turbulences très dangereuse. Les deux présidents, Fakhfakh et Ghannouchi, sont devenus des sources de problèmes et de tensions, ils doivent partir et se laisser remplacer. Kaïs Saïed saura-t-il prendre la bonne décision pour la Kasbah ? Il faut l’espérer parce qu’il pourrait faire d’une pierre deux coups et contribuer en même temps à faire revenir le calme à l’ARP. Il faut l’espérer aussi parce qu’Al Kamour s’impatiente, d’autres régions se préparent à la révolte, alors que la Tunisie a besoin de fonds, d’investissements, d’hommes et de femmes compétents et laborieux, désintéressés et engagés, et pas seulement au gouvernement, pour ne pas sombrer dans le chaos. La Tunisie a aussi besoin d’audace au plus haut sommet de l’Etat.

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