Nul besoin de chercher dans la spéculation, à défaut de communiqué officiel, la ou les raisons du limogeage de Ahmed Hachani. L’ordre du jour du premier conseil des ministres présidé par le nouveau Chef du gouvernement, Kamel Madouri, 48 heures après sa nomination et au lendemain de sa première séance de travail avec le président Kaïs Saïed au Palais de Carthage, consacré à l’interminable problématique de l’eau, est suffisamment évocateur. Madouri est nommé pour booster l’action gouvernementale, faire progresser les dossiers prioritaires qui stagnent depuis des années en dépit de leur urgence et tenter de rattraper le temps perdu. Le bilan du processus du 25 juillet à sept semaines du scrutin présidentiel reste timide. Kaïs Saïed crie au sabotage. Madouri a du pain sur la planche : faire face aux obstacles, relever les défis et gagner le pari du temps.
La colère était perceptible dans les reproches du chef de l’Etat exprimés lors de sa visite au Palais du gouvernement le 30 juillet dernier, une semaine avant de remplacer Ahmed Hachani. « L’administration bloque tout, ce n’est pas normal, les responsables sont défaillants, ils ne sont pas dans la vision de l’étape actuelle, il y a au sein de l’administration des forces d’inertie, mais leur temps est fini », a-t-il fait remarquer au futur ex-chef du gouvernement, nommé un an plus tôt, en remplacement de Nejla Bouden, pour gérer entre autres délicats dossiers celui des faux diplômés recrutés dans la fonction publique au cours de la dernière décennie. Le glas est sonné, les observateurs aguerris avaient flairé le remaniement, il est désormais une réalité. Les Tunisiens sont unanimes à propos du rendement du gouvernement Hachani, il est insatisfaisant. Les responsables régionaux et locaux (gouverneurs, délégués…) ne font pas mieux. Ils sont soit aux abonnés absents, soit dépassés par la tâche.
En termes de réalisations économiques et sociales, le bilan global des trois dernières années est très en deçà des attentes des Tunisiens et de Kaïs Saïed qui a promis de concrétiser tous les objectifs de la révolution de la dignité au lendemain du coup de force du 25 juillet 2021.
Les deux chefs de gouvernement choisis successivement, Najla Bouden et Ahmed Hachani, n’avaient pas l’envergure de redresser la barre de l’économie nationale dilapidée par une décennie chaotique post-révolution et dans un contexte de rupture avec le FMI. Le mérite des quelques avancées notables enregistrées depuis 2023 dans certains secteurs, au prix de grands sacrifices des Tunisiens, relève du miracle et de la politique audacieuse du compter-sur-soi, coûte que coûte, et ne pas céder au chantage de l’instance financière internationale. Mais les défis sont colossaux et l’économie n’a pas les moyens suffisants de décoller.
Pour le chef de l’Exécutif, les obstacles ne sont pas que financiers, il pointe ses détracteurs, l’Etat profond, et les accuse de « sabotage » en bloquant les projets publics au niveau de l’Administration et en harcelant les citoyens avec les récentes coupures, fréquentes et illégales, de l’eau potable et de l’électricité et les pénuries provoquées de produits alimentaires de première nécessité.
Kaïs Saïed a laissé éclater sa colère plus d’une fois, et menace de « purifier » le pays avec la force de la loi. Il est déterminé à aller de l’avant, à avancer dans la réalisation des projets publics et à respecter ses engagements avec les Tunisiens. Il s’agit d’être crédible le jour J, le 6 octobre 2024. A deux mois des élections, le président Kaïs Saïed, candidat à sa propre succession, prend donc le risque de changer d’homme de main. Mais pas de cap. C’est Kamel Madouri, un juriste de formation, spécialiste de la sécurité et de la justice sociales, qui est appelé à la rescousse.
Des contraintes réelles et d’autres suspectes
Lourde charge. Les dossiers prioritaires, le nouveau Chef du gouvernement, ancien ministre des Affaires sociales (de mai à août 2024), les connaît et lui seront rappelés par le chef de l’Etat dès la première audience : la gestion des ressources hydriques et en particulier la distribution de l’eau potable, les emplois précaires avec l’objectif d’annuler la sous-traitance et les contrats de travail à durée déterminée, la réforme de l’éducation et la création du Conseil supérieur de l’éducation, les transports publics et les infrastructures, la santé…Tout ce qui fait le quotidien, difficile, du Tunisien. Un programme social tous azimuts qui peut expliquer le choix de Kaïs Saïed de nommer à la Kasbah un haut cadre de la fonction publique qui a eu à gérer de lourds dossiers, celui de l’assurance-maladie à la tête de la Cnam et celui de la retraite à la tête de l’une des deux caisses sociales, la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (Cnrps). Il s’agit donc de lever tous les obstacles, justifiés et provoqués, qui se dressent devant le décollage de l’économie et l’amélioration des conditions de vie des Tunisiens. Une gageure en période électorale où d’habitude les gouvernements gèrent les affaires courantes.
Pour ce qui concerne la problématique de l’eau, le nouveau Chef du gouvernement devra être simultanément sur deux fronts : démanteler les réseaux criminels responsables des coupures à répétition de l’eau potable dans certaines zones, que Kaïs Saïed attribue à « des réseaux contre-révolutionnaires qui agissent par le biais de mercenaires », et adapter la politique de gestion des ressources hydriques, naturellement limitées, aux changements climatiques et plus particulièrement au phénomène récurrent de la sécheresse, en développant les investissements et les projets dans la valorisation des eaux usées traitées et dans le dessalement de l’eau de mer tout en activant la révision du Code des eaux.
La lutte contre l’emploi précaire, autre priorité, tout aussi problématique, vise à mettre fin aux contrats à durée déterminée et aux contrats de sous-traitance dans les secteurs public et privé et à lutter contre le travail au noir. Il s’agira de trouver l’alternative au chômage à plus de 11% des travailleurs employés sous CDD et à 44% des travailleurs sans contrats, selon une étude du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (mars 2024), sans oublier les milliers d’emplois fictifs, un épineux dossier monté de manière aléatoire en 2011 pour des subsides politiques et « l’achat » de la paix sociale.
Une initiative audacieuse et dangereuse de Kaïs Saïed qui peut tourner à la tragédie sociale si les « salariés » concernés ne sont pas compensés à hauteur de leurs ambitions qui, au demeurant, sont des droits pour le président Saïed, à savoir un emploi stable et un salaire juste. Le travail sera de longue haleine mais il faudra d’ores et déjà mettre en place les assises d’une stratégie à court, moyen et long termes, à commencer par l’urgente réforme du cadre juridique du travail (amendement du Code du travail), une recommandation de Kaïs Saïed exprimée à Ahmed Hachani qui est restée sans suite. Kamel Madouri a des atouts pour cette mission. En tant que ministre des Affaires sociales, il avait plaidé, lors de la 112e session de la Conférence internationale du travail à Genève, le 12 juin dernier, pour un nouveau contrat social qui se penche sur les nouveaux défis du marché de l’emploi (innovations technologiques, changements démographiques et climatiques) et consacre la justice sociale, prônant une concertation tripartite gouvernement-chefs d’entreprise-travailleurs à même de permettre l’élaboration de ce contrat.
Autre problématique, autre priorité : la réforme de l’éducation, à commencer par la mise en place du Conseil supérieur de l’éducation, un projet annoncé dans la Constitution de 2022 pour émettre un avis sur les grands plans nationaux relatifs aux domaines de l’éducation, de l’enseignement supérieur et la recherche scientifique et de la formation professionnelle et aux perspectives de l’emploi. L’actuelle ministre de l’Education, Salwa Abassi, a récemment annoncé la création prochaine de ce Conseil dans la perspective d’engager dans un futur proche des réformes visant à améliorer l’apprentissage des élèves et le niveau de l’enseignement, surtout au plan des mathématiques et des langues. La ministre a indiqué que les changements priorisent l’allègement des programmes, sans changements majeurs brusques ni suppressions de matières, pour le moment. Au dossier des programmes d’enseignement, il faut ajouter celui des enseignants suppléants que la ministre de l’Education qualifie de « complexe et truffé de contre-vérités ». Trouver une solution équitable et durable pour tous, conformément aux consignes du chef de l’Etat, sera une gageure autant pour le ministère de tutelle que pour le Chef du gouvernement, sachant que cet épineux problème nécessite un dialogue ouvert et permanent avec toutes les parties concernées, dont les syndicats. Même challenge pour le secteur de la santé publique en termes d’accélération des projets de construction de nouveaux hôpitaux publics régionaux et de création de services de médecine de spécialités dans les hôpitaux existants dans les régions les plus défavorisées et les plus isolées. L’exemple de l’hôpital du Roi Salman à Kairouan ou celui de la Cité médicale également à Kairouan sont éloquents de la panne qui frappe depuis des années les projets publics en dépit de la disponibilité des financements, notamment étrangers, et de la volonté politique de doter les régions éloignées d’infrastructures hospitalières et de services de santé.
Autre urgence : le renforcement et l’amélioration des transports publics. Un mot d’ordre : trouver les solutions et les moyens financiers pour mettre fin aux souffrances quotidiennes des usagers. Mauvaise gestion, vol, entreprises en faillite, les défis sont importants et les besoins immédiats. Le nouveau Chef du gouvernement devrait commencer par désigner un nouveau ministre à la tête du département des transports et combler ainsi un vide laissé par le limogeage de Rabii Majidi en mars 2024.
Que faire pour défendre le bilan ?
A à peine deux mois de l’élection présidentielle, Kamel Madouri à la présidence du gouvernement que pourra-t-il faire ? Sera-t-il encore à la Kasbah si Kaïs Saïed est réélu ou devra-t-il se contenter d’un rôle de pompier ? L’avenir proche le dira. En attendant, le technocrate a des piles de dossiers à éplucher avec la plus grande attention car l’enjeu est majeur. Même si ses détracteurs l’accusent de chercher à concourir seul le 6 octobre prochain, Kaïs Saïed doit pouvoir convaincre un maximum d’électeurs pour acquérir la légitimité populaire qu’il vénère tant. Candidat à sa propre succession, il a un bilan à présenter aux Tunisiens quels qu’en soient les contraintes et les obstacles et ne fera l’économie d’aucune décision qui versera dans l’intérêt national. Kamel Madouri est à ce titre confronté à des défis importants aussi bien à l’échelle nationale en termes de réalisations, autant que possible, qu’à l’échelle du gouvernement lui-même au sein duquel il a manqué, selon le chef de l’Etat, l’harmonie et la cohésion dans l’action gouvernementale sous la direction de Hachani.
En tant que spécialiste des questions sociales, Kamel Madouri aurait un atout à faire valoir, à savoir le dialogue et la concertation pour bien gérer ses dossiers et son équipe ministérielle. Il restera un défi que tout responsable politique gagnerait à relever, c’est la communication avec les médias, qui connaissent leur plus grave crise. En l’absence de secteur organisé, de structure de régulation, d’échanges réguliers avec les institutions régaliennes, les médias se meurent et c’est là un problème social par excellence. Une gouvernance du secteur permet de tenir instantanément informés les Tunisiens et de couper court ainsi aux rumeurs, aux incompréhensions et, partant, aux doutes et aux inquiétudes. Les Tunisiens ont besoin de savoir et de comprendre pour mieux appréhender les crises. Dans ce contexte, la communication est un atout et les médias sont des alliés, en raison de leur rôle de relai entre les différentes composantes de la société.
En homme de dialogue, Kamel Madouri pourrait commencer par la redynamisation des départements de presse dans les différents ministères, cette courroie de transmission de l’information officielle, vérifiée et fiable à l’opinion publique.
Le candidat Kaïs Saïed prône l’Etat social pour son second mandat en cas de victoire. Cet Etat exige une politique générale sociale solide et durable qui ne néglige aucune frange de la société et qui œuvre à doter le pays de tous les attributs de la réussite. Les deux mois restants avant le 6 octobre 2024 pourraient constituer un nouveau départ pour certains secteurs pour peu que les décisions courageuses soient prises.
Un profil académique et professionnel solide
Né le 25 janvier 1974 à Téboursouk, Kamel Madouri possède un CV impressionnant. Diplômé en sciences juridiques de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, il est également titulaire d’un doctorat en droit communautaire et relations Maghreb-Europe. Sa formation a été enrichie par des stages à l’École nationale d’administration (ENA) et à l’Institut de défense nationale.
Ceux qui le connaissent de près le qualifient de « fils de l’administration », de haut fonctionnaire de l’Etat « assidu et rigoureux ». Bref, jusqu’à présent, il n’y a eu que de bons échos sur le parcours professionnel de l’homme.
Kamel Madouri a été membre du Conseil national du dialogue social, vice-président de la sous-commission de la protection sociale et a également siégé aux conseils d’administration de plusieurs institutions nationales. Il s’agit notamment de l’établissement public de santé (Charles Nicolle) et de l’Autorité générale de l’assurance.
Il est l’auteur de plusieurs publications portant sur la coordination des régimes de sécurité sociale dans le cadre de l’accord d’association, sur la protection sociale des travailleurs migrants, sur la portabilité des droits sociaux, ainsi que sur la réforme de l’assurance maladie et des retraites.
Il a été un membre permanent de diverses commissions mixtes tuniso-étrangères de sécurité sociale. Et ce, en sa qualité d’expert en droit communautaire, en droit institutionnel, en relations internationales et en politiques communes de l’Union européenne.
La carrière de Madouri a débuté dans l’enseignement du droit public avant de prendre un tournant vers la gestion d’institutions majeures. Il a notamment dirigé la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS) de 2020 à 2023, puis la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) jusqu’en 2024. Sa nomination au poste de ministre des Affaires sociales en mai 2024 a marqué son entrée officielle dans la sphère politique gouvernementale.
Des urgences
Les devoirs de neutralité et de réserve, les projets de textes à présenter au Conseil des ministres, la rentrée scolaire et le rôle social de l’Etat, sont les points soulevés par Kaïs Saïed lors de l’audience accordée en début de semaine à Kamel Madouri.
Le président de la République a insisté sur les devoirs de neutralité et de réserve imposés à chacun, à tout poste au sein de l’administration, afin de traiter tout le monde sur un pied d’égalité.
Si les projets de textes à présenter au Conseil des ministres ont été à l’ordre du jour, c’est le projet relatif au Conseil supérieur de l’éducation qui a retenu l’attention. Instruction a été par ailleurs donnée pour la préparation rapide d’un projet qui réglemente les liens entre l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil des régions et des districts.
Le rôle social de l’État et la rupture avec les idées, les concepts et les méthodes dépassés, nécessitent de prendre des mesures urgentes pour soulager les souffrances des citoyens, les services publics et les entreprises étant défectueux.