Kamel Morjane, le diplomate

Juriste de formation et diplômé de l’ENA, de l’Institut des hautes études internationales de Genève (IUHEI), de l’Université du Wisconsin et de l’Académie de droit international de La Haye, Kamel Morjane a un cursus politique et administratif, mais aussi une carrière à l’échelle internationale. Il a été ministre dans le gouvernement de Mohamed Ghannouchi, après la Révolution de 2011 et après son retrait, il s’est présenté aux élections d’octobre 2011. Ainsi, on ne peut pas dire qu’il a quitté la politique et son parti Al-Moubadara (l’Initiative) a 5 sièges au sein de l’ANC. Se présentant à l’élection présidentielle, Kamel Morjane explique ses motivations et ses objectifs, sa vision de la fonction présidentielle et de l’État. Interview

Quelles alliances et quel soutien pourriez-vous avoir ?

J’ai pris tout mon temps pour prendre la décision de me présenter à l’élection présidentielle. Ce n’est pas une décision facile compte tenu de l’extrême importance, voire de l’énormité de la tâche qui attend le futur président de la République dans la situation difficile que traverse notre pays. J’ai eu le temps aussi de considérer tous les éléments en rapport avec cette décision ; à commencer par une évaluation objective du terrain, la stratégie et les soutiens. Vous comprenez que je ne peux pas les dévoiler pour des raisons évidentes. Quant aux alliances, compte tenu du nombre de candidats, y compris ceux de la famille destourienne ou qui en sont proches, elles ne peuvent être décidées qu’après le premier tour. Pour l’instant, la règle sera, malheureusement «chacun pour soi et Dieu pour tous.»

Quels sont les principaux points de votre programme ? Quelles en sont les priorités ?

Quoique les attributions du président de la République aient été grandement réduites par la nouvelle Constitution, je suis convaincu que son rôle sera déterminant dans plusieurs domaines que son programme électoral doit couvrir. L’élément essentiel à mon avis, reste l’incarnation de la Nation et de son unité. Je ferai tout pour être le président de tous les Tunisiens et Tunisiennes sans aucune distinction et de représenter, convenablement et dignement, l’État qui doit être fort, respecté et juste. Je mettrai la sécurité, avec ses deux dimensions territoriale et personnelle, en tête de mes préoccupations, à commencer par la lutte contre le terrorisme. C’est pour cela que je veillerai surtout au renforcement des capacités opérationnelles de nos forces armées et de sécurité. Il faudra aussi réhabiliter la diplomatie tunisienne en veillant au respect de l’équilibre et de la modération qui la caractérisait. Cela passe par le renforcement de nos relations avec tous les pays, particulièrement nos amis traditionnels et ceux appartenant à nos quatre espaces géographiques, maghrébin, arabe, africain et méditerranéen. Je considère d’ailleurs que notre diplomatie n’a pas su tirer le meilleur profit de la transition démocratique et du capital sympathie que notre pays a connus. J’accorderai une attention particulière à la diplomatie économique afin d’encourager les investissements étrangers et renforcer les échanges commerciaux avec le plus grand nombre de pays. Dans cet ordre d’idées, il est important de lier organiquement la coopération internationale à la diplomatie. En dehors de ces domaines, je ferai tout pour être à l’écoute de nos citoyens, en Tunisie et à l’étranger, pour saisir et exprimer chaque fois qu’il est nécessaire, leurs soucis et préoccupations. J’essaierai de leur trouver les solutions adéquates, en bonne intelligence avec le gouvernement. D’ailleurs, à ce sujet, je pense qu’il faut établir, avant l’élection du président et la désignation du prochain chef de gouvernement, une charte ou un pacte pour garantir le bon fonctionnement de l’Exécutif et la bonne coopération entre ses deux têtes. Cela permettrait, dans la mesure du possible, d’éviter des conflits qui ne peuvent qu’être néfastes à la bonne marche de l’État et à l’image du pays et de ceux qui le représentent.

Admettons que vous êtes président, quelle serait la politique étrangère de la Tunisie ? Vers qui se tournera-t-elle et avec qui approfondira-t-elle des liens ?

Comme je l’ai indiqué dans la réponse à votre question précédente, notre politique étrangère doit éviter l’improvisation et retrouver la sagesse, la modération et l’équilibre que Bourguiba lui a inculqués. Une diplomatie qui respecte la légalité internationale, refuse toute intervention étrangère et évite toute appartenance à des axes. Notre pays doit se remettre pleinement dans ses quatre espaces géopolitiques et jouer un rôle effectif pour établir entre eux des relations de confiance et de coopération complémentaire et utile pour tous. D’ailleurs cela n’est pas pour moi une conviction seulement, c’est un fort et curieux sentiment que je ressens chaque fois que je regarde une carte géographique de mon pays. La Tunisie m’apparait comme une belle dame enceinte (à l’est), le dos droit et solide (à l’ouest), les pieds (représentés par le triangle qui va jusqu’à la pointe sud de Bordj El Khadhra) ancrés solidement au fond du continent africain et les bras hauts tendus vers l’est et le nord, (le cap Bon). C’est à la fois l’image et le destin que je veux pour mon pays et je ferai tout pour qu’ils se rencontrent un jour.     

Avec qui le parti Initiative passerait-il des alliances au lendemain des législatives, quel camp, quelle famille ou quel parti politique lui est le plus proche ?

Il est évident que dans nos alliances nous donnerons la priorité aux partis qui ont le même référentiel que nous. J’entends la famille destourienne, puis centriste et réformiste. Il est difficile néanmoins de prévoir les alliances surtout avant de connaitre les résultats des élections législatives. Ces alliances peuvent se réaliser sous trois formes : un groupe parlementaire commun au sein de l’ARP, une alliance au sein d’un gouvernement de coalition ou même d’union nationale et la troisième sous forme de coopération ou fédération, voire une intégration entre partis.

Ces différents niveaux et la nature de ces alliances seront considérés, le moment venu, en tenant compte principalement de l’intérêt national, puis de celui d’Al Moubadara.

Vous êtes plusieurs destouriens à vous présenter à l’élection présidentielle. Y aura-t-il, le moment venu, un appel au vote à un candidat précis au sein de la famille destourienne ?

Il me parait, malheureusement, difficile de s’attendre à des renonciations avant le premier tour, compte tenu du nombre et du «statut» des candidats annoncés. Deux règles doivent, à mon avis, être respectées naturellement par tous : ne pas s’attaquer les uns aux autres et mener une campagne dans la dignité et le respect mutuel. Par la suite, tous doivent soutenir celui qui arrive, le cas échéant, au second tour.

Quel est votre objectif électoral ?

Si je comprends bien, votre question ne porte pas sur la présidentielle, là l’objectif est évident. Pour les législatives, nous ambitionnons de remporter plus de sièges à l’ARP que ceux que nous avons obtenus lors des élections de l’ANC. En fait notre objectif est d’avoir entre 20 et 30 sièges.

Plusieurs figures ayant fait partie de l’ancien régime réintègrent la vie politique, mais chacun de son côté, pourquoi ? Y aura-t-il ensuite des stratégies de collaboration ou consignes de vote à un autre candidat issu du RCD ou non au second tour ?

C’est une situation que je regrette, elle risque de nous coûter cher, individuellement et collectivement. J’ai fini par admettre, à contrecœur, que c’est éventuellement un phénomène naturel qui s’est manifesté dans plusieurs pays qui ont connu un changement réel. J’ose espérer, comme indiqué dans une réponse précédente, que malgré l’absence des consultations, nous serons en mesure, éventuellement, de trouver un accord pour le second tour de la présidentielle. L’attitude des uns et des autres lors des élections législatives peut donner une idée du niveau que pourrait atteindre cette coopération ou cette entente qui me semble naturelle.

Comment jugez-vous ce retour ? Même si la justice a blanchi certaines personnalités, qu’en est-il de la responsabilité politique d’avoir appartenu à l’ancien régime ?

Si nous voulons construire une vraie démocratie il faut laisser d’un côté la justice jouer son rôle librement et sereinement et de l’autre, pour ce que vous appelez la responsabilité politique, laissons aux citoyens et aux électeurs la faculté de juger et de choisir ou d’écarter qui ils veulent, ils sauront distinguer. Le seul danger réel que je vois pour la transition démocratique que connait notre pays aujourd’hui ne peut venir que du terrorisme et de l’argent sale, d’ailleurs les deux peuvent être liés. 

Vous avez émis des accusations graves quant à une falsification des élections en 2011 à Ben Arous, pouvez-vous étayer cela ?

 Je n’ai jamais utilisé le vocable falsification. Ce n’était pas la première fois que je mentionnais les erreurs et les insuffisances que nous avons constatées, un peu partout, lors du déroulement des élections de 2011. Je n’ai mentionné Ben Arous que comme exemple. Des sites internet et des acteurs de la société civile l’ont fait avec plus de détails et de force que moi. Le précédent président de l’ISIE lui-même a reconnu certaines insuffisances et erreurs. Pour éviter au pays des difficultés supplémentaires, à l’époque, nous avons décidé de ne pas saisir la justice. Maintenant qu’elle est saisie, laissons-la faire son travail. L’essentiel pour l’instant est que l’ISIE actuelle tienne compte des erreurs et insuffisances relevées pour garantir un meilleur déroulement des élections de 2014.

Envisagez-vous une alliance avec Ennahdha après les législatives ?

Ennahdha est un parti comme tous les autres sur la scène politique tunisienne. Nous appliquerons avec lui, si le cas se présente, les mêmes principes et les mêmes règles que celles que nous adopterons avec les autres, c’est-à-dire en tenant compte principalement de l’intérêt national.

Que pensez-vous de l’idée du candidat consensuel et seriez-vous le candidat en question ?

L’idée ne devrait pas être appliquée dans l’immédiat, surtout pas au premier tour. Cela serait considéré, à raison, comme une confiscation du droit des Tunisiens au vote libre. Ennahdha peut établir un descriptif de la personne et des qualités requises pour le poste de président. Cela pourrait être utile éventuellement pour le choix du second tour. Pour le moment, il semble qu’ils étudient trois ou quatre options, mais je n’ai aucune idée des détails et ne cherche pas à le savoir.          

 À qui profite ce grand nombre de candidatures à la présidentielle, surtout avec la  chronologie adoptée ?

Certainement pas aux électeurs qui vont se trouver devant une liste sans fin et trois rendez-vous électoraux en un trimestre. Je pense surtout à ceux qui sont en dehors des villes et qui doivent faire des kilomètres pour accomplir leur devoir de citoyen. Même si cela profite à un parti ou à un autre, le choix est fait et on doit l’assumer en garantissant le déroulement des élections dans les meilleures conditions pour garantir la réussite de la transition démocratique dans notre pays.

Revenons à l’affaire des passeports délivrés à Ben Ali. Qu’en est-il ?

Je pensais que ce sujet était clos, mais cela ne me gène pas de répondre, encore une fois, à cette question. Je dois réaffirmer que je n’ai fait qu’exécuter un ordre du président de la République et du chef du gouvernement de l’époque. J’en ai assumé, pendant quelques mois, la responsabilité et les critiques pour ne pas fragiliser davantage les institutions de l’État, surtout la Présidence qui était la seule à avoir une légitimité constitutionnelle lors de la première période transitoire. Je suis sûr que je n’ai rien fait d’illégal et j’ai des documents qui le prouvent.

Que pensez-vous de la situation en Libye et quelle solution peut-on y apporter ?

Elle est évidemment grave et inquiétante pour toute la région et pour nous en particulier. Car il faut partir d’une donnée de base qui consiste à lier la sécurité et la stabilité de la Tunisie à celles de la Libye et vice-versa, et cela ne date pas d’aujourd’hui. La recherche d’une solution à cette énorme crise sécuritaire et institutionnelle n’est pas une mince affaire, surtout lorsqu’il faut veiller au respect de deux principes du droit international : la non-ingérence dans les affaires internes libyennes et le non-recours à la force, malgré l’anarchie qui y règne. Je ne vois pas dans l’immédiat de solution dans le cadre de l’ONU. Par contre je pense qu’un début de solution peut venir des pays voisins. Ils doivent continuer leur initiative et se consulter avec tous ceux qui peuvent aider à alimenter la dynamique de paix. Je pense aussi que tous les partis ou groupes politiques ou même des personnalités de chez nous qui ont des relations de confiance avec les uns ou les autres des frères libyens peuvent contribuer au règlement de ce conflit en les encourageant à opter pour la négociation, le dialogue et la réconciliation.

Propos recueillis par Hajer Ajroudi 

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