Dans la nuit du vendredi 22 au samedi 23 août, Ons et Ahlem, deux jeunes filles, l’une Tunisienne et l’autre d’origine tunisienne et de nationalité allemande, présentes toutes deux à Kasserine pour y passer leurs vacances avant de poursuivre leurs études à l’étranger, ont trouvé la mort sous les balles des policiers.
Le ministère de l’Intérieur a rapidement réagi en publiant un communiqué dans la matinée du samedi dans lequel il résume les circonstances du drame. Une région secouée par le terrorisme et victime de ce fléau depuis plusieurs mois et objet de toutes les attentions des forces de sécurité, l’heure tardive (vers 1 h du matin), un véhicule qui « roulait très vite » et n’obtempère pas aux injonctions des forces de l’ordre… tous les facteurs semblent réunis pour expliciter le drame.
Mais, dans la journée du samedi, une cousine également présente à l’intérieur de l’habitacle du véhicule délivrera aux médias un témoignage qui contredira la version officielle. D’après elle, en effet, les sommations d’usage n’auraient pas été formulées, les méthodes employées par la police auraient effrayé les passagers du véhicule, croyant pendant un temps avoir affaire à de faux policiers et, surtout, le témoin insistera sur l’absence de tout interrogatoire ultérieur mené par le ministère de l’Intérieur afin de recueillir sa propre version des faits. Dans un autre domaine, l’hôpital de Kasserine se révèlera exempt du personnel nécessaire capable de prodiguer les soins à l’une des deux jeunes filles mortellement blessée ; le temps pour les médecins d’enfin arriver sur place et le drame connaissait sa seconde victime.
Dans la foulée de la tragédie, les habitants de Kasserine organisèrent en conséquence une marche de protestation dans l’après-midi du samedi qui s’est soldée par de violents affrontements avec les forces de l’ordre.
Dans le contexte particulièrement hasardeux qu’endure la Tunisie depuis de nombreux mois, ce « fait divers » ne manque pas de soulever plusieurs questions.
Tout d’abord, malgré l’empathie générée en pareilles circonstances, une nuée de commentateurs a fait part de sa réprobation… à l’encontre des deux jeunes filles. L’on a ainsi assisté dans les médias à un déversement de suspicion pointant du doigt le comportement des deux jeunes victimes soupçonnées de ne pas être en accord avec la « morale » en vigueur. Que faisaient-elles dehors à pareille heure ? N’étaient-elles pas en état d’ébriété au moment des faits ? N’avaient-elles vraiment rien à se reprocher ?… Pour certains, qui seront toujours trop nombreux, dans cette Tunisie postrévolutionnaire, celle-là même qui à entendre M. Mustapha Ben Jâafar est dotée de la « meilleure Constitution du monde », le statut de la femme demeure sempiternellement entaché du doute qui la veut être à la fois à la merci et porteuse des plus bas instincts de la société. Vice, prostitution et alcool forment ainsi dans l’esprit de beaucoup d’hommes — et de certaines femmes — une trinité diabolique légitimant toutes les suspicions et accusations. Seule ou accompagnée, à midi ou à minuit, en ville ou dans les campagnes, la femme reste l’instigatrice et la cible de toutes les prétendues immoralités.
Bien sûr, à l’heure où sont rédigées ces lignes les faits sont encore trop récents et toute la lumière n’a pas été faite. Mais il faut tout de même s’interroger sur cette Tunisie postrévolutionnaire qui voit deux de ses filles, n’ayant rien à voir avec le moindre trafic, être fauchées par les balles policières au milieu de la nuit. Si l’on remonte le fil complexe des évènements ayant abouti à cette tragédie, il est évident qu’une certaine classe politique tunisienne — par son laxisme, ses compromissions et ses incompétences — en est responsable à des degrés divers. Si les policiers sont mal recrutés, mal formés et sous-équipés, si la Tunisie traverse une longue période de turbulences politiques, économiques, idéologiques et sociales, la faute en revient aux forces politiques qui ne se sont que très rarement montrées à la hauteur de la confiance accordée par le peuple tunisien.
Ce triste évènement accrédite l’idée selon laquelle la Tunisie n’est plus si sûre et alimentera, de fait, une nostalgie pour l’ancien régime qui s’assume de plus en plus et pourrait créer la surprise lors des prochaines élections. Là n’est pas l’un des moindres dangers de cette gestion politique au quotidien et au coup par coup, dénuée du moindre sens de l’anticipation et de l’extrapolation qui a caractérisé les gouvernements en place depuis les élections d’octobre 2011, sauf à y voir une obscure et suicidaire volonté de déstabilisation du pays…
Qu’il s’agisse ou pas d’une bavure policière de plus, il est grand temps d’aborder de front la question du recrutement et de la formation de ces agents à qui l’État confie la protection de ses citoyens, en plus de leurs armes de service et du droit à les utiliser. À l’heure où l’Assemblée nationale constituante lambine depuis des mois pour adopter la loi antiterroriste et a reporté son examen au 1er septembre prochain pour cause de vacances parlementaires, peut-être serait-il bon de saisir l’occasion pour en réorienter les priorités. Faute de quoi la Tunisie pourrait de plus en plus s’apparenter à un nouveau Far West où plus personne ne serait plus à l’abri nulle part. Et en attendant, la Tunisie ajoute deux noms à la triste liste des victimes innocentes de la « lutte antiterroriste ». Deux morts pour rien.
Gilles Dohès