L’âge d’or de la raison économique en Tunisie

Par Hakim Ben Hammouda

L’âge d’or de la raison économique dans notre pays va des premières années de l’indépendance à la fin des années 1980. Cette raison a réussi en peu de temps et avec des moyens limités, contrairement aux autres pays en développement, à permettre à la Tunisie d’entamer une dynamique de développement qui a réussi à rompre la dépendance héritée de la colonisation à travers une diversification de nos structures productives. 
La raison économique dans notre pays était caractérisée par son indépendance, sa richesse et sa diversité. Elle avait également l’audace et la capacité à mettre en place les grandes réformes et à ouvrir de grandes perspectives à notre économie et au projet de développement dans notre pays. La raison économique a également contribué à renforcer la spécificité de notre expérience politique et notre contrat social en mettant la question de l’égalité et de la solidarité au cœur des politiques publiques. 
L’une des raisons qui nous permet de qualifier cette période d’âge d’or, c’est le fait que la réflexion économique dans notre pays était aux frontières de la connaissance et du savoir international dans le domaine. Dans les années 60 et 70, la réflexion économique dans notre pays était non seulement au-devant de la scène dans les projets de développement mis en place, mais ouverte également aux différents courants de pensée économique dans le monde. C’est cet engagement et cette ouverture qui sont au cœur de la spécificité de la raison économique dans notre pays, de ses avancées mais aussi de ses succès.  Afin d’apprécier la contribution de notre raison économique et de ses apports dans la reconstruction de notre dynamique de développement, il faut mettre l’accent sur trois dimensions importantes : les institutions, la prospective et les visions. 

Les institutions  
L’importance d’une raison économique réside dans sa capacité à construire les institutions nécessaires à définir les politiques publiques et son efficacité à les conduire et à les mettre en place. 
Probablement, l’une des plus grandes réussites de la raison économique dans notre pays durant son âge d’or réside dans la construction des plus importantes institutions économiques de notre pays. 
La plus importante réussite dans ce domaine concerne la construction de la Banque centrale qui sera le responsable de l’un des principaux outils de notre autonomie économique qui est notre politique monétaire. A ce niveau, Si Hédi Nouira, entouré d’un groupe de jeunes diplômés tunisiens fraîchement rentrés de France et parmi lesquels figuraient Si Chedly Ayari et Si Mansour Moalla, avait réussi à construire la Banque centrale en dépit des pressions des autorités coloniales qui sont allées jusqu’à retirer les capitaux français des banques locales, ce qui a été à l’origine de la première grande crise financière de la Tunisie indépendante en 1958. Mais, en dépit de ces difficultés et des pressions, la raison économique a réussi à mener à bien sa première mission stratégique et dans la construction de la Banque centrale qui deviendra avec le temps l’un des symboles de notre souveraineté. 
Parallèlement à la Banque centrale, la raison économique a réussi à construire les institutions économiques de l’Etat indépendant dont les ministères des Finances, de la Planification, du Commerce et de l’Industrie et avec d’autres instituts spécialisés dont l’Institut national de la statistique. 

La prospective  
Parallèlement à la construction des institutions, la force d’une raison économique réside dans sa capacité à construire des institutions de prospective capables de prévoir et de scruter l’avenir. Cette prospective n’est pas seulement de l’ordre de la curiosité intellectuelle mais elle est essentielle dans la définition des politiques publiques. 
Notre pays a réussi en peu de temps et avec des moyens limités à mettre en place une grande capacité de prospective et à publier des perspectives décennales et des plans quinquennaux. 

Les visions et les projets 
La force d’une raison économique ne se limite pas à la construction des institutions économiques et dans la mise en place des institutions de prospective, mais dans sa capacité à les mettre au service de la définition de projets et de grandes visions en matière de développement. 
A ce niveau, il faut souligner la réussite de notre pays dans la construction de deux modèles de développement qui étaient à la frontière de la réflexion et de la pensée en matière de développement de l’époque. 
Le premier modèle est celui du modèle collectiviste du début des années 1960 qui était basé sur la coexistence des trois secteurs : le privé, le public et le coopératif. Si Ahmed Ben Salah, qui était la tête pensante de ce modèle, m’a expliqué dans de longues conversations que j’ai eues avec lui sur les questions économiques, que la mise en place de ce modèle était le résultat de discussions internes et particulièrement des équipes d’experts, dont faisait partie mon professeur à l’Université de Grenoble Gérard Destanne De Bernis, au sein de l’UGTT et qui avait préparé le programme économique de 1955. En même temps, les discussions et les échanges menés par Si Ahmed Ben Salah, entouré des jeunes cadres de l’Etat indépendant avec les partis sociaux-démocrates en Europe du Nord et particulièrement en Suède, ont contribué à la définition de ce nouveau modèle de développement. 
Mais, la crise politique de 1969 va remettre en cause cette expérience et va ouvrir la porte à une nouvelle expérience et à la construction d’un nouveau modèle de développement qui fera des équilibres entre le marché interne et le marché international, le secteur privé et le secteur public, ses principales caractéristiques. Il est important à ce niveau de mentionner que la Tunisie a été l’un des premiers pays en développement, avec la Corée du Sud, à adopter ce modèle de développement qu’on appelait à l’époque la promotion des exportations. 
Cette avancée souligne la richesse et la capacité de la raison économique dans notre pays à lire les grandes transformations de l’économie mondiale et de mettre en place des politiques d’adaptation. C’est dans ce cadre qu’est venue la Loi d’avril 1972 qui va encourager les investissements directs étrangers et qui restera jusqu’à nos jours la principale réalisation de la raison économique dans notre pays. 
Mais, cet âge d’or va s’essouffler progressivement à partir du milieu des années 1980 et la raison économique va entamer une nouvelle tournure avec la crise de 1984 pour s’aligner sur les courants économiques les plus conservateurs et les visions les plus traditionnelles. 

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