L’assassinat de l’intellectuel !

Un tel titre peut prêter à équivoque dans la mesure où certains pourraient aisément me rétorquer : mais est-ce que l’intellectuel existe déjà dans nos contrées pour qu’il soit assassiné ? Quoi qu’il en soit, mon but ici n’est nullement d’entrer dans de vaines polémiques ni dans des accusations stériles.
Existe-t-il ou non ? A mon avis, cette question n’a pas de sens. De la même façon d’ailleurs, que celle qui tourne autour de la relation de l’intellectuel avec le pouvoir politique en place.
Que nous le voulions ou non, l’intellectuel est bel et bien présent, et son assassinat symbolique est consubstantiel à son statut même. Quant à la question du rapport entre l’intellectuel et le pouvoir politique, elle m’a toujours semblé inutile et oiseuse.
Dans les années soixante, les critiques français accusaient Jean Paul Sartre d’avoir «assassiné» l’intellectuel et ce, en formulant un concept très belliqueux de l’intellectualisme. C’est de cette façon, disaient ses «adversaires» qu’il a enterré le symbole de l’intellectuel et l’a violemment jeté dans l’abattoir de l’engagement idéologique. «Sartre est bien à plaindre… Il faut qu’il se fasse une raison, se résigne à être inoffensif», écrivait François Mauriac dans «Le Figaro littéraire» du 27 avril 1969.
Par contre, André Malraux a rendu à ce concept toute sa force en battant en brèche l’idée de la confrontation «inévitable» entre l’intelligentsia et le pouvoir politique. La conciliation entre le créateur et le politicien paraît, d’après le ministre des Affaires culturelles de Charles de Gaulle, possible. «À ma droite, soulignait Charles de Gaulle dans ses mémoires, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par-là, je suis couvert du terre à terre». C’est ainsi que l’intellectuel de «La condition humaine» s’est avéré moins aliéné que l’intellectuel de «La Nausée» !
En Tunisie aussi, Kheireddine Pacha était un intellectuel libre et éclairé malgré ses hautes responsabilités dans le pouvoir beylical. Il a joué un rôle déterminant dans la construction de l’État moderne. Sa qualité d’intellectuel engagé, il ne l’a perdue que durant son séjour définitif à Istanbul. L’historien Ibn Abi Dhiaf, quant à lui, a continué son combat pour la vérité historique en tant qu’intellectuel responsable, sans aucun conflit avec le pouvoir politique. Personne ne peut nier la dimension hautement intellectuelle et littéraire de la liberté de Mahmoud Messaadi qui ne s’est jamais amusé à intégrer le cercle vicieux de la confrontation avec le pouvoir. Il en est demeuré, au contraire, l’une des figures illustres. Il en est ainsi de l’érudit Habib Boularès, ou de l’homme des lettres Béchir Ben Slama. Ministres de Bourguiba, ces libres penseurs de la modernité ont milité avec acharnement pour l’ouverture, pour la liberté de conscience, pour la liberté d’expression et pour l’émancipation des femmes du joug des préjugés obscurantistes.
Je pense que le repli idéologique affecte inévitablement la liberté de l’intellectuel et l’amène ainsi, soit à «se suicider» (symboliquement), soit à «assassiner» les autres. Ce fut le cas, à titre d’exemple, de Sartre et de ses disciples en France, de Soljenitsyne en Russie et du groupe «Ettaliâa» (Avant-garde) en Tunisie. Ainsi en est-il, aujourd’hui, pour le courant fondamentaliste qui a toujours cherché à mettre au pas l’intellectuel en étouffant sa liberté et en réduisant à l’extrême sa marge de manœuvre. La crise réside alors dans la relation qui s’établit entre l’intellectuel et l’idéologie extrémiste, et non nécessairement dans son rapport au pouvoir politique. 

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