L’entre-deux-constitutions : Sur le fil du rasoir

Urgence politique, économique et sociale, la Tunisie flotte sur un volcan de revendications et de menaces de tout genre. Le processus du 25 juillet, piloté par un seul homme, est sur le fil du rasoir, rien ni personne ne peut assurer quand ou s’il arrivera à bon port. Les oppositions s’élargissent et s’endurcissent, mais les partisans patientent encore.

Tous les recours, trois au total, contre le référendum sur le projet de constitution de la nouvelle république ont été rejetés par le tribunal administratif. La Loi fondamentale de 2022  devrait donc être officiellement avalisée au plus tard le 28 courant, mais le tour n’est pas encore joué. 
Une forte opposition pèse encore sur l’application de cette constitution et beaucoup d’inquiétudes persistent par rapport aux conséquences de certains de ses articles sur le mode de vie des Tunisiens et sur le régime démocratique, malgré toutes les assurances de Kaïs Saïed et la détermination des Tunisiens à ne céder aucune once de leurs acquis démocratiques obtenus au prix du sang en 2011. Résultat : pour entrer dans le cœur de tous les Tunisiens, Kaïs Saïed est contraint d’écarter une série de dalles bloquant l’accès à la stabilité politique. Parmi celles-ci l’organisation d’élections présidentielles anticipées conséquentes à l’adoption de la nouvelle constitution.  Mais ce serait la cerise sur le gâteau, car elle n’est pas la plus importante ni la plus urgente. 
Le processus politique du 25 juillet piétine et est truffé de défis, à commencer par l’indispensable mobilisation par Kaïs Saïed  des compétences tunisiennes de tout bord pour participer à l’édification des prochaines étapes, les plus urgentes. Il s’agit inévitablement de revoir au moins une partie, la plus controversée, de la nouvelle constitution (système politique, composition de la Cour constitutionnelle), d’élaborer une nouvelle loi électorale et de négocier avec l’Utica, l’Ugtt et les économistes avertis un plan de relance économique. L’épisode désastreux de la rédaction du projet de constitution de 2022, victime de la précipitation et de l’humiliation des élites nationales, est à bannir des mémoires et à prohiber pour les étapes à venir.  C’est inévitable, le fardeau étant trop lourd pour Kaïs Saïed qui veut sans doute aller de l’avant et qui est certainement conscient que cela bouillonne dans la cocotte (sociale). Mais est-ce probable ? 

Changer de paradigme
Bientôt deux mois seront passés depuis la dernière grève générale dans le secteur public décrétée par l’Ugtt sans que la relation entre la Centrale syndicale et le gouvernement Bouden tende vers la décrispation. Aucun contact direct entre les deux parties et la circulaire n°20 (janvier 2022) réorganisant les conditions de négociations avec les syndicats, principale pomme de discorde, n’a fait l’objet d’aucune révision. Elle serait en cours, selon le porte-parole du gouvernement, Nasreddine Nsibi, tandis que les structures de l’Ugtt se préparent à une seconde grève générale qui toucherait cette fois également la fonction publique. Les appels des « Amis » du président et du 25 juillet à la tenue d’un dialogue national participatif restent sans réponse, tandis qu’un sentiment général de ras-le-bol se fait de plus en plus insistant : la situation socio-économique s’aggrave et les perspectives demeurent floues. Entre-temps, les rumeurs vont bon train. Un important remaniement ministériel serait imminent. Et pour cause : l’adoption – quasi-officielle – de la nouvelle constitution marque un tournant dans la gestion des affaires du pays et il convient de lui garantir les chances de réussite, notamment en mettant une équipe ministérielle de haut niveau aux commandes. 
Est-ce là vraiment le projet de Kaïs Saïed ? Nul ne le sait. Et les supputations d’aller bon train, aussi. « Le président attendra les élections législatives du 17 décembre prochain », supposent les uns, tandis que les autres assurent qu’il « serait sur le point de remplacer les ministres dont le bilan est insatisfaisant et ceux qui ont commis des fautes, dont la plus grave est le limogeage à tort de deux ou trois magistrats figurant dans la liste des 54 ». Une casserole que Kaïs Saïed, induit en erreur par ses plus proches collaborateurs, n’est pas près d’oublier et qui le pousse, sans doute, à doubler de prudence avant de prendre la moindre autre décision, alors que le temps urge. 
Il s’agit de s’occuper des volets économique et social qui deviennent non pas seulement une urgence vitale, mais également une épée de Damoclès sur la tête du futur hyper-président. Ce sont ses partisans qui le lui ont signifié en lui assurant qu’ils ne lui ont pas signé un chèque en blanc le 25 juillet dernier et qu’ils attendent maintenant impatiemment qu’il passe aux actes, dont les plus urgents sont l’amélioration des conditions de vie des Tunisiens et la reddition des comptes pour tous ceux qui ont spolié les Tunisiens et introduit le terrorisme dans le pays. 
Il s’agit donc pour Kaïs Saïed de commencer par changer de paradigme, de méthode de travail en sortant de sa bulle et en se faisant entourer et épauler par des compétences capables de transformer le moindre atout du pays en richesses. L’idée est loin d’être utopique et les exemples ne manquent pas de pays pauvres en ressources naturelles et qui sont devenus des « dragons » économiques ou des économies émergentes grâce à la conjugaison d’au moins quatre conditions : la compétence, l’intégrité, la sacralité du travail et la loyauté à la nation. Ces conditions ne nécessitent pas de financements, ni de crédits, mais de la matière grise, des bras et une prise de conscience générale que la pauvreté et le sous-développement ne sont  pas une fatalité et que la souveraineté de la nation est son immunité. 

Confiance fragile
En l’absence de leaders politiques et d’opinion, il est difficile de prévoir de quoi sera fait demain et surtout jusqu’où patienteront les Tunisiens face à un président seul, qui réfléchit et planifie pour eux, tous. Inconcevable. Beaucoup de Tunisiens, sans l’avouer, ont confiance en sa bonne foi, mais pas en sa capacité à sortir la Tunisie de l’impasse ou à résister à toute dérive autoritaire, surtout avec la nouvelle constitution. Son approbation à la révision de cette dernière serait, d’ailleurs, un gage de bonne foi. Les Tunisiens en ont besoin pour combattre les chants de sirène qui appellent à la révolte et à l’anarchie, sans oublier ceux qui sollicitent l’intervention étrangère pour faire machine arrière.
La décennie qui vient de s’écouler (2011-2021), qui a été exclusivement politique, a eu le mérite – au moins un – de faire découvrir aux Tunisiens la face hideuse de la politique politicienne et mafieuse ainsi que le lourd tribut d’une démocratie travestie par l’appât du gain facile et la soif du pouvoir. Une bonne leçon qui mériterait d’être retenue et appliquée, d’autant que l’après-25 juillet 2021 s’y prête.  Kaïs Saïed a été élu pour son intégrité, ce qui lui vaut d’être encore aussi populaire, et il continue de prouver qu’un homme politique peut être droit, intègre, franc. C’est inédit, mais possible si toutes les conditions sont réunies. Or rien n’est moins sûr.
La nouvelle constitution a aggravé les divisions entre les Tunisiens, y compris dans le camp des partisans du 25 juillet. En dépit de certains articles sur les libertés et les droits humains, d’autres sont de véritables boîtes noires auxquelles on peut faire dire une chose et son contraire, selon les convictions et les croyances de chacun. Des non-dits et des intentions cachées, suspectés dans ces articles, qui ont sans doute fait peur à un certain nombre de Tunisiens, les ont fait douter de l’avenir de la Tunisie et de leurs enfants et ont contribué à gonfler le taux des abstentions pour atteindre la barre des 75%.  Un taux en contradiction avec tous les sondages réalisés avant la période référendaire et qui affichaient des taux record de popularité pour le seul Kaïs Saïed, dépassant les 65%. 
Ce sont là des messages clairs et non codés qui méritent d’être suivis de décisions courageuses, dont la première sera pour Kaïs Saïed de tendre la main à ceux qui le critiquent, mais qui souhaitent construire avec lui le projet du 25 juillet 2021.  La conjoncture est hautement politique malgré l’urgence économique et il reste à bâtir les bases d’une nouvelle république. Au rythme où vont les choses, l’espoir est minime et la longévité de Kaïs Saïed à la présidence de la république est menacée, non pas par ses détracteurs qui souhaitent l’en déloger par tous les moyens, mais par ses partisans qui font encore des efforts pour contenir leur impatience et leur colère.

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