Par Mustapha Attia
Au courant des années quatre-vingt-dix, la scène intellectuelle arabe a été bouleversée par un terrible ouragan au point qu’il a failli tout remettre en question. Ce cyclone ne fut apaisé qu’à la suite du déclenchement, en Tunisie, de l’insurrection populaire du 14 janvier 2011, appelée «printemps arabe», qui a changé toutes les équations. «Nul homme ne sait, tant qu’il n’a pas souffert de la nuit, à quel point l’aube peut être chère et douce au cœur», prophétisa Gram Stocker, dans son mythique «Dracula». Grande déception ! Le célèbre écrivain égyptien, le regretté Jabeur Asfour, a jeté du feu sur l’huile en révélant les noms de certains intellectuels égyptiens qui ont collaboré avec les services de renseignements étrangers dans l’habit de «démocrates» contre l’infâme dictateur Moubarek. Ainsi en est-il d’un groupe de journalistes marocains qui se sont rendus en Israël, cherchant ainsi à raviver les blessures anciennes. «Car le vaincu aime tant imiter son vainqueur», comme le dit si bien Ibn Khaldoun. De même quelques intellectuels syriens, dont le célèbre Borhene Gholyoun, se sont infiltrés au Nord de l’Irak pour rencontrer le philosophe «putschiste» français Bernard Henri Levy, contribuant ainsi au renforcement des dissensions internes de leur pays.
En Tunisie, des voix s’élevèrent de dessous les suaires du passé pour défendre le principe de rapprochement avec les obscurantistes, à l’ombre d’une «démocratie» bienfaitrice. Quelques figures de la gauche laïque se sont également montrées solidaires avec l’idéologie salafiste. Elles prétendaient ainsi former un front politique en vue de réaliser la «paix démocratique». Quant aux anciens opposants rentrés de l’exil, leur soutien au fondamentalisme fut clair et sans équivoque. En matière de religion, l’élite intellectuelle tunisienne est comme forcée de jouer dans une pièce qui n’est pas la sienne en assumant, depuis le dix-neuvième siècle, un risque forcément très élevé : celui de l’ambiguïté. Quels arguments, quelle visée intellectuelle et, au-delà, quelle idée de la démocratie peuvent conduire à une infamie de cette ampleur !? Les responsables politiques occidentaux savaient pertinemment que si les intellectuels arabes «laïcs» empruntaient une telle direction, celle de l’alliance avec les islamistes, seuls les extrémistes en sortiraient renforcés. Mais, pour eux, la situation désastreuse est propice à leurs intérêts stratégiques. Ce fut une parfaite réussite de la stratégie américaine, «le chaos créatif», défendue, depuis des décennies, par Samuel Huntington et Bernard Luis. C’est pour cette raison que tous les intellectuels arabes opportunistes qui courent derrière les mirages et qui ont poussé des ailes avec la bénédiction de certains pays occidentaux, ont préféré garder le silence et faire volte-face à la chute des islamistes en Egypte, au Maroc et en Tunisie.
Pour celui qui examine de près ces intellectuels arabes plaidant en faveur de l’alliance politique avec les islamistes, il remarquera aisément qu’ils font tous partie de la «génération de la défaite», c’est-à-dire cette génération de vaincus dont les multiples déboires ont enterré les espoirs et les rêves. Trahis par les différentes idéologies, ils restaient prisonniers d’un passé douloureux qu’ils abhorrent en attendant l’occasion propice de se libérer de ses griffes. Le rapprochement avec les «ennemis d’hier» était selon leurs propres desseins le seul moyen d’oublier les tares de la défaite. Mais voilà que la chute des islamistes déjoue leurs petits calculs et apporte la preuve concrète de leur nouveau déshonneur. Ainsi, le plus grave dans tout cela, c’est la meurtrissure que cette «génération de la défaite» est condamnée à porter en elle, telle une peau de chagrin, castratrice et paralysante. Cette maladresse est d’autant plus regrettable qu’elle introduit du trouble dans une période extrêmement instable et dangereuse où le rôle de l’intellectuel est, plus que jamais, d’apporter de la clarté, de la profondeur et de la sagesse.