A la tête d’une délégation de hauts fonctionnaires de la Banque mondiale, Férid Belhadj s’est rendu à Tunis à la fin de la semaine dernière. Il a fait plusieurs rencontres politiques avec le nouveau Gouverneur de la Banque centrale, Dr Fethi Nouri, avec le chef du gouvernement et avec plusieurs ministres en charge des dossiers économiques. Mais, peine perdue, l’émissaire de la Banque mondiale n’a pas été reçu par le président Kaïs Saïed !
Quels sont les enjeux et les objectifs de cette visite imprévue ? Comment expliquer que la Banque mondiale était la bienvenue, alors qu’en décembre dernier, la Tunisie a fermé la porte face à une mission du FMI, pourtant prévue de longue date ?
Des questions sans réponses
La visite vient dans un contexte tendu et incertain. Rappelons que la Tunisie a reporté sine die une visite de travail d’une délégation du FMI, signifiant son opposition aux risques sociaux des réformes préconisées par le FMI pour la Tunisie. Une sorte de fin de non-recevoir a été signifiée clairement par la Tunisie.
Le FMI voulait faire le point sur les différentes données et établir un état des lieux économique et budgétaire, dans le cadre de l’article IV du FMI. Un article qui permet au FMI de fouiller dans les données stratégiques, pour faire un portrait complet de la situation économique en Tunisie ou ailleurs dans tous les pays membres, sans exception.
Après ce refus affiché contre le FMI, accepter sans broncher la délégation de la Banque mondiale et lui ouvrir toutes les portes du pouvoir me paraît paradoxal et pose plusieurs questions. Sachant que ni le gouvernement tunisien, ni la Banque mondiale, représentée par Férid Belhadj (vice-président de la Banque mondiale) n’a officiellement communiqué sur les trois questions suivantes :
1- Est-ce que la mission de la Banque mondiale a été invitée à se rendre à Tunis, formellement ou discrètement, par le gouvernement tunisien ? Ou s’est-elle auto-invitée en Tunisie?
2- Dans les deux cas, quelle serait la véritable raison (ou prétexte) justifiant cette visite imprévue et quelle a été sa véritable mission en Tunisie ?
3- Y a-t-il ultimement une volonté stratégique émanant des institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), pour ne pas laisser la Tunisie basculer dans un rapprochement avec la Chine, la Russie et autre clivage anti-occidental ?
Les faits et le déroulé des rencontres
Le Tunisien Férid Belhadj, vice-président de la Banque mondiale, a été à Tunis, au titre de très haut responsable de la Banque mondiale. Et à ce titre, il a multiplié les réunions et les déclarations médiatiques ambiguës. Son origine tunisienne et ses liens d’amitié (et de loisirs en Tunisie), interfèrent forcément avec cette mission officielle en Tunisie. Et cela brouille les cartes et n’aide pas à distinguer entre ce qui est officiel et ce qui ne l’est pas.
Férid Belhadj et ses collègues ont fait une longue réunion de travail, vendredi dernier, avec le nouveau Gouverneur de la BCT, Dr Fethi Nouri, accompagné des principaux directeurs et conseillers.
Férid Belhadj et sa délégation ont aussi été reçus à La Kasbah, pour une rencontre officielle réunissant une dizaine de ministres, pour faire l’état des lieux de la collaboration Tunisie-Banque mondiale. Ici aussi, on dit tout sur les participants aux réunions, mais rien sur l’ordre du jour ou encore sur les doléances réciproques et attentes mutuelles. Comme si on discutait d’enjeux sensibles qu’on veut garder secrets derrière des portes closes, mettant les médias hors-jeu!
Des rencontres, somme toute symboliques, mais pas tant que ça. On parle de macroéconomie, de changement climatique et certainement d’impératifs de réformes structurelles en Tunisie. Avec toutes les incertitudes d’enjeux liés à la dette et aux conditionnalités des financements des organismes de Bretton Woods : FMI et BM. La Tunisie est sous pression économique, incapable de boucler ses budgets de 2023 et 2024. Avec un taux de chômage en hausse, une récession qui se prolonge et une dette insoutenable, menaçante pour les prochains mois.
Négocier avec la Banque mondiale, mais pas avec le FMI?
Tout le monde sait que ces deux institutions jumelles (FMI et Banque mondiale) ont été enfantées le même jour par une alliance entre les pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale (1944), pour imposer leur hégémonie sur le reste du monde, entre autres en étendant les mécanismes du marché libéral et en réduisant au minimum la taille de l’État-providence.
Leurs missions sont complémentaires. Le groupe de la Banque mondiale œuvre pour le développement, la réduction de la pauvreté et le renforcement du capital humain. Le FMI veille à la stabilité du système monétaire international, tout en exerçant une surveillance rapprochée sur les politiques de change des monnaies des pays en développement.
A se demander s’il est cohérent de voir la Tunisie rompre le dialogue avec le FMI et courtiser la Banque mondiale, simultanément.
Cela peut paraître incohérent et contradictoire.
Deux explications sont possibles. Un, le gouvernement tunisien connaît des difficultés budgétaires exigeant un appui immédiat de tous les bailleurs de fonds internationaux. Deux, on peut imaginer que le gouvernement tunisien tente de rassurer la Banque mondiale pour renouer progressivement avec le FMI et espérer sortir de l’impasse actuelle, qui coïncide avec un contexte politique tendu, et à quelques mois des élections présidentielles prévues durant l’automne 2024.
Les rencontres du Printemps du FMI et de la Banque mondiale se tiendront dans moins de six semaines à Washington, et la Tunisie sera représentée logiquement par le Gouverneur de la Banque centrale et la nouvelle ministre de l’Économie. On peut certes imaginer que la Tunisie veut revenir à la table de négociation avec le FMI, pour décrocher un prêt déjà promis (mais bloqué depuis presque 2 ans), un prêt de 1,9 milliard de $ qui permet à la Tunisie d’accéder aux marchés pour financer ses déficits chroniques et dettes publiques.
Il faut rappeler que la Tunisie a depuis quelques mois tourné le dos au FMI et à tous ses diktats qui prônent la privatisation des sociétés d’État, la réduction des effectifs pléthoriques de l’État, la vérité des prix…
Il faut aussi dire que ces mêmes réformes sont prônées périodiquement par la Banque mondiale et plaidées par son délégué Férid Belhadj, à chaque fois qu’il visite la Tunisie.
On sait que Férid Belhadj a, comme d’habitude, la manie de se présenter comme le sauveur de son propre pays, dont l’économie est totalement à la dérive et la société en pleine paupérisation. Il se présente souvent comme le « sauveur providentiel » quand toutes les portes se ferment.
Férid Belhadj a été le grand parrain de l’ex-Gouverneur Marouane Abassi, remplacé il y a deux semaines pour une très forte proximité des institutions de Bretton Woods, avec les catastrophiques résultats qu’on connaît sur l’investissement, la croissance, le chômage, le dinar et l’inflation.
Un modèle de développement climato-économique
Lors de cette visite de la Banque mondiale à Tunis, Férid Belhadj a mis de l’avant les risques climatiques qui pèsent sur l’économie tunisienne. Dans ce cadre, il a plaidé l’impératif d’une place plus importante du secteur privé et une réduction de la taille de l’État et des sociétés d’État.
Dans ses différentes sorties médiatiques, Férid Belhadj a tenu un discours pessimiste et épeurant, mettant d’un côté, l’impératif et l’urgence des réformes économiques (celles tenues aussi par le FMI) et d’un autre côté, les risques et l’ampleur des coûts socio-économiques et écologiques attendus (d’ici 2030, 2050 et 2100), si rien n’est fait simultanément sur les deux fronts, climatique et économique.
S’appuyant sur une étude produite par la Banque mondiale, fin novembre 2023, au sujet des impacts économiques des changements climatiques en Tunisie, Férid Belhadj nous apprend que la Tunisie peut :
- Perdre annuellement 3% de croissance de son PIB, si rien n’est fait pour contrer les changements climatiques,
- Etre dépouillée de plus de 54 milliards de dollars à cause de l’inaction en matière de changement climatique. La même étude mentionne que le niveau de la mer peut monter jusqu’à 0,7 mètre engloutissant une grande partie des côtes et infrastructures touristiques, une grande partie des terres arables d’ici 2100.
Des scénarios cauchemardesques qui sèment à leur passage pauvreté, désolation et instabilité économique et sociale.Un discours qui parie sur la peur et le cynisme volontaire pour forcer l’implantation de plus de libéralisation de l’économie tunisienne dans l’esprit des réformes préconisées par le FMI et réfutées totalement par le chef de l’État, le président Kaïs Saïed.
Ce discours biaisé n’impressionne pas le président Kaïs Saïed, qui reste très critique face aux diktats et pressions qui touchent la souveraineté de l’État tunisien dans ses choix et priorités.
Et pour cause, le rapport sur lequel s’appuie Férid Belhadj pour plaider un « nouveau modèle de développement économico-climatique » est truffé d’erreurs et de biais méthodologiques, dont les principaux touchent l’opacité des modèles et hypothèses retenus pour les simulations et scénarios examinés d’ici 2100. On occulte les taux d’actualisation économiques (pour l’horizon futur qui va jusqu’à 2100), on passe sous silence les incommensurables réserves d’eau dans le Sahara tunisien, et on ignore totalement les quelques 600 000 hectares de terres domaniales qui sont sous-valorisées ou carrément laissées en friche.
Le rapport quantifie monétairement tous les coûts des changements climatiques en Tunisie, sans dire comment il le fait et quelles sont les variables retenues dans ses modèles et prédictions. Il se limite à dire : « Croyez-moi, je vous le dis ».
De telles carences méthodologiques ne peuvent que renforcer les doutes et alimenter une inconfiance déjà élevée envers ces institutions internationales qui veulent imposer leur point de vue, prétextant toujours une démarche scientifique et apolitique.
Durant cette visite, la Banque mondiale n’a annoncé aucune nouvelle mesure d’aide, ni de prêts pour la Tunisie. Férid Belhadj a juste promis une aide alimentaire, sans dire plus sur son volume, sur son timing, ni sur son ampleur. Une aide qui sera évidemment financée par la dette et pas par des dons, comme il le laisse croire.
L’arbre se juge à ses fruits. La Tunisie mérite mieux…