La bataille de trop

Le franc bras de fer qui vient d’éclater au grand jour entre le président de la République et l’historique (et invincible, à ce jour) Centrale syndicale peut sonner le glas de la frêle accalmie sociale qui a résisté aux vagues de protestations politiques et sociales et aux appels à la révolte contre la chute du pouvoir d’achat, les pénuries récurrentes de médicaments et de produits de première nécessité ou contre le « complot » du 25 juillet. La place de la Centrale syndicale dans la vie sociale, syndicale et politique ainsi que dans la mémoire collective est toujours importante, même si les syndicalistes de la Place Mohamed Ali sont la cible depuis 2012 de campagnes de dénonciation pour usage abusif du droit de grève et d’accusations de corruption et d’enrichissement illicite de certains dirigeants. 
L’Ugtt c’est, en effet, le mouvement national et la lutte contre le colonialisme, c’est le Nobel de la paix, c’est le solide contrepoids aux tentations de politiques économiques ultralibérales.
L’Ugtt a encore une fois été un facteur d’équilibre et de stabilisation du climat général depuis le 25 juillet 2021 en soutenant le coup de force de Kaïs Saïed, en contribuant implicitement à la mise à l’écart du mouvement Ennahdha et en se plaçant ainsi du côté de la majorité du peuple tunisien, dont ce fut la principale revendication. 
Noureddine Taboubi et ses lieutenants n’ont pas non plus cédé aux chants des sirènes de Montplaisir et de leurs alliés du Front du salut même dans les moments de doute que laissait planer Kaïs Saïed après avoir coupé les ponts avec Taboubi et adopté un ton menaçant contre les responsables de la décennie noire 2011-2021, ceux qui ont contribué à la prolifération du terrorisme, de la contrebande et des trafics de tout genre, à l’affaiblissement de l’Etat et de ses institutions et ceux qui sont responsables, totalement ou en partie, du processus de dégradation organisée du tissu économique national et du surendettement de la Tunisie . Pour nombre de Tunisiens et pas seulement les partisans de Kaïs Saïed, l’Ugtt en fait partie.
Dans les moments critiques de la crise entre Kaïs Saïed et ses opposants ou entre Kaïs Saïed et les magistrats ou encore dans ce qui peut être qualifié d’exclusion délibérée des médias nationaux, l’Ugtt s’est cantonnée dans la position d’observateur avisé sans pouvoir intervenir sur le cours des événements, le président de la République ayant accaparé tous les pouvoirs, fait le vide autour de lui et choisi de travailler seul, sans interférences. Et dans les différends avec le gouvernement, la tension n’a jamais dépassé les limites du non-retour, privilégiant le dialogue malgré le mutisme de l’Exécutif et les appréhensions justifiées de la Centrale syndicale farouchement opposée au plan de réformes du gouvernement Bouden proposé au FMI, sans l’approbation de la plus grande Centrale des travailleurs.
Aujourd’hui, c’est Taboubi et ses proches collaborateurs qui sont dans le collimateur et ce bras de fer avec Kaïs Saïed risque de tout emporter sur son chemin (paix sociale, accord avec le FMI et la précaire stabilité politique), contrairement à celui avec les partis d’opposition qui n’ont plus de poids populaire ni d’influence sur les citoyens. 
Ce sera le choc des titans si les deux parties décident d’aller jusqu’au bout de leurs menaces, Kaïs Saïed de « purifier le pays des corrompus, des traitres et des spéculateurs » et l’Ugtt de mettre le pays à l’arrêt si Kaïs Saïed ne fait pas marche arrière et si des syndicalistes sont poursuivis judiciairement. Un autre 14 janvier reste encore possible.
Une partie de la population tunisienne tient les syndicalistes de l’Ugtt essentiellement pour responsables de la dégradation de l’école publique, de la santé publique, des entreprises publiques et de la marginalisation de la notion du travail. Et Kaïs Saïed en a fait son affaire, comme celle des magistrats révoqués, des sécuritaires limogés et probablement, prochainement, des journalistes soupçonnés d’avoir touché des pots-de-vin pour embellir l’image de dirigeants politiques, servir les intérêts d’un parti influent ou un pays étranger.
Dans sa croisade contre « les ennemis de la nation », comme il les qualifie, Kaïs Saïed n’y va pas avec le dos de la cuillère, ses propos sont violents, menaçants, inadmissibles pour un président censé être celui de tous ses compatriotes, y compris ses adversaires les plus farouches. Il n’hésite pas et ne craint pas d’ouvrir plusieurs fronts à la fois, à commencer par celui des islamistes du mouvement Ennahdha dont les figures les plus notoires sont embourbées dans un marathon judiciaire. Toutes leurs tentatives de le faire renverser, de l’intérieur ou de l’extérieur, ont échoué.  Même les sécuritaires n’ont pas échappé à la reddition des comptes, alors qu’ils représentent avec l’Armée sa ceinture protectrice et son soutien face à la vague contestataire grandissante. Il est tenace mais seul dans l’action, il ne peut donc être efficace. 
Le fort taux d’abstention aux dernières Législatives ne le fléchit pas, ne l’affaiblit pas, il l’a même renforcé dès lors que le scrutin a été mené à terme et qu’une partie des Tunisiens, aussi petite soit-elle, s’est déplacée dans les bureaux de vote pour élire les nouveaux députés. Son argument, au demeurant largement partagé par l’opinion, les Tunisiens sont déçus par la classe politique et ne veulent plus de Parlement. Lui aussi est concerné. Au dernier sondage Sigma, Kaïs Saïed a dégringolé à 43%, mais tout en restant en tête très loin devant ses potentiels adversaires à la Présidentielle. Cela signifie que c’est lui que les Tunisiens préfèrent encore à défaut d’une autre alternative sérieuse et que les partis d’opposition n’ont aucune crédibilité auprès d’eux. Même l’initiative de sortie de crise examinée par l’Ugtt, l’Ordre des avocats et la Ligue des Droits de l’Homme divise et ne rassemble pas.
Kaïs Saïed ne va donc pas s’arrêter dans sa quête de reddition des comptes. Il a un plan, il ne le divulgue pas mais il est en train de l’appliquer, tel un rouleau compresseur. Le problème est qu’il semble y travailler en solitaire, en face de lui se dressent des murs et c’est peut-être la raison pour laquelle il est en colère et menaçant. Mais, cette fois, c’est à la Place Mohamed Ali qu’il a déclaré la guerre (judiciaire) sans, apparemment, tenir compte de la situation financière et économique critique du pays. Cette bataille n’est pas comme les autres, elle sera meurtrière pour l’une ou l’autre partie et sera sans doute celle de trop. 

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