La boîte de Pandore ?

Depuis son accession au pouvoir et surtout depuis le coup de force du 25 juillet 2021 et l’accaparement de tous les pouvoirs, Kaïs Saïed a osé braver tous les clichés, les stéréotypes, les interdits, bousculer les convenances et les règles, poussé les lignes rouges jusqu’à en supprimer un bon nombre. Un antisystème avéré. Il avance indéniablement sur la voie qu’il s’est tracée, vers ses objectifs, que les Tunisiens découvrent au fur et à mesure, sans tenir compte des conseils, des reproches et des mises en garde. Beaucoup s’interrogent et s’étonnent qu’il ne rencontre pas d’opposition sérieuse, la seule qui s’accroche reste cantonnée dans ses revendications politiques anti-putschistes, aujourd’hui dépassées. Tous les sondages d’opinion l’accréditent d’une forte popularité et de la place de favori à une nouvelle élection présidentielle. Ce qui suppose qu’une majorité de citoyens approuvent ses décisions, y compris les plus controversées, même si son discours et sa méthode d’action soulèvent des tollés à chacune de ses sorties.

Il y a une décision, toutefois, qui vient d’être annoncée par Kaïs Saïed, qui risque de changer la donne et de lui donner des soucis si elle débouche sur une explosion de colère. Il s’agit de l’assainissement – « opération nettoyage » – de l’administration publique des nominations qui ont été décidées après la chute du régime de Ben Ali.  Sans donner les détails sur comment on procèdera à cette purge, ni qui sera concerné, ni quel sort sera réservé aux personnes « épinglées », Kaïs Saïed brandit le prétexte qui accuse l’administration publique, une partie bien sûr, d’avoir mis les bâtons dans les roues du gouvernement Najla Bouden et de bloquer le processus de concrétisation des décisions présidentielles. Ces blocages ont été, en effet, dénoncés par Kaïs Saïed à maintes reprises et associés à des affaires d’ordres judiciaire, sécuritaire ou commercial.

Après une série d’avertissements, comme à chaque fois, il passe à l’acte.  Les agents et cadres suspects sont en lien avec Ennahdha et ses alliés, notamment les recrues issues de l’amnistie générale de 2011, ainsi que des relents de l’ancien régime (avant 2011) qui, selon Kaïs Saïed, cherchent à redorer le blason d’une époque « laide ».

Ainsi, donc, après le branle-bas de combat qui a secoué le système politique – rupture avec tout ce qui a précédé et arrestation des plus influents opposants-, la forteresse judiciaire – suspensions et limogeages de magistrats – le milieu des affaires – poursuites judiciaires, emprisonnements -, la sphère syndicale – restriction du rôle de la centrale syndicale -, voici venu le tour de l’Administration, un des plus importants piliers de l’État. L’Administration tunisienne a sauvé l’État de l’effondrement en 2011, tous les services publics ont continué à fonctionner normalement malgré tous les risques et le chaos qui régnait. Mais, faut-il le rappeler, l’Administration n’a pas été épargnée par les atermoiements et les tensions politiques et par la mauvaise gestion qui ont eu raison de sa solidité et de son efficacité : recrutements massifs sans tenir compte des moyens de l’Administration, clientélisme, dilapidation des deniers publics, dévalorisation de la notion du travail. L’état de faillite des ministères et des entreprises publiques est en partie dû à l’explosion de la masse salariale qui atteint les 90% de leurs ressources financières.

Les abus qui ont plombé l’Administration et altéré son rendement ne s’arrêtent pas là, un autre scandale menace d’éclater et de susciter une vague de protestations s’il vient à être dévoilé dans ses moindres détails. Il s’agit de la présumée affaire des faux diplômes qui aurait infesté l’Administration tunisienne. A ce stade, aucun chiffre officiel n’a été communiqué par le gouvernement, bien que le sujet ait été mentionné par le chef de l’Etat. Des sources médiatiques et certains experts parlent de 120 mille faux diplômés en poste dans l’Administration, ce qui expliquerait la dégradation de la qualité des services publics et de l’accueil dans les différentes administrations. L’affaire est grave si le chiffre relayé s’avère être exact. Car, il conviendra de faire justice à l’État, de rétablir des droits, ceux des véritables diplômés lésés par l’imposture, et de traduire devant la justice tous les contrevenants. Si le vrai nombre des faux diplômés s’avérait au contraire faible, l’affaire pourrait alors être résolue sans bruit. Sinon, ce sont 120 mille familles qui perdront un salaire (au moins) et seront affectées par cette affaire. Un séisme social qui secouera tous les secteurs d’activité et leurs syndicats et dont il est aisé d’imaginer les répercussions sur la paix sociale et civile. Car, les vrais responsables, ceux qui devront rendre des comptes à l’État et à ses familles, sont les dirigeants politiques qui ont pris les décisions et les ont fait exécuter.

Il y a fort à craindre que cette opération d’assainissement de l’Administration d’une partie de ses salariés, non pas dans le cadre d’un plan social mais dans la tourmente d’un scandale politico-financier, n’ouvre la boîte de Pandore et fasse redescendre dans la rue les dizaines de milliers de chômeurs, de longue et de courte date, pour battre le pavé et revendiquer de l’emploi, cet objectif de la révolution de 2010-2011, parmi d’autres, qui n’a toujours pas été satisfait. La question est hautement sociale, politique, juridique et étroitement liée aux droits de l’homme. Kaïs Saïed réussira-t-il à lui trouver une issue de sortie sans y laisser sa popularité ? Il faut l’espérer dans l’intérêt de la Tunisie et de sa stabilité dans cette conjoncture difficile menacée par un effondrement financier de l’Etat.

Quant à Kaïs Saïed, il ne sera pas à sa première confrontation avec une partie des Tunisiens, il tiendra bon parce qu’il est convaincu qu’il est dans le droit chemin et qu’il œuvre à rétablir une justice. C’est sa conviction, et comme dans les précédentes occasions, il ne se souciera pas de l’opinion que l’on se fera de lui ni des dégâts, inévitables, qui sont susceptibles d’être occasionnés.

Des voix se sont déjà élevées pour minimiser l’affaire, démentir le nombre des diplômes falsifiés et même les recrutements massifs dont tous les Tunisiens ont été les témoins. Une énième polémique est sur le point de naître. A croire que Kaïs Saïed est à mille lieux de se soucier de son électorat à 15 mois de l’élection présidentielle, selon la Constitution de 2022. Un point déterminant à méditer par ses adversaires politiques.

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