« La classe ouvrière n’ira pas au paradis » est un film qui a marqué le Festival de Cannes en 1972 qui lui a attribué la palme d’or. Il s’agit d’un film du metteur en scène italien Elio Petri et qui dans la continuité de la flamme post-révolutionnaire de mai 1968 est un hymne aux luttes ouvrières et au caractère révolutionnaire de la classe ouvrière. Ce film raconte l’engagement de Lula Massa, un ouvrier ordinaire joué par Gian Maria Volonte et surtout de sa radicalisation dans ce long printemps italien qui a été suivi par les années de plomb. Ces années ont été marquées par la dérive des groupes révolutionnaires comme les Brigades rouges vers l’action violente, le terrorisme et la répression féroce que vont subir les forces révolutionnaires qui enverront des milliers de jeunes vers les prisons italiennes pour subir de longues peines de prison. Mais, ce film s’inscrit dans la mythologie révolutionnaire en vogue à l’époque et montre que Lulu Massa trouvera dans la solidarité ouvrière les sources non seulement de vaincre les décisions injustes de la direction de son entreprise, mais aussi de surmonter ses tourments et ses troubles après le départ de sa femme.
C’est au titre de ce film que j’ai pensé en sortant du film « Weldi » de Mohamed Ben Attia qui a réussi, avec « Nhebbek Hédi » son premier film, à brosser le portrait de la crise, voire même de la déchéance de la classe moyenne au cours des dernières années. Et, notre classe moyenne, contrairement à la classe ouvrière de Elio Petri, n’ira pas au paradis dans la mesure où elle ne trouvera nulle part les ressorts d’une solidarité qui lui permettra de résister à son appauvrissement, à son déclassement social et à la crise de son projet politique moderniste.
Autour du père Riadh, interprété par Mohamed Dhrif, de Nazli la mère, interprétée par Mouna Mejri et du fils Sami, joué par Zakaria Ben Ayed, Mohamed Ben Attia prend le pari de nous raconter le quotidien de la classe moyenne et de sa marche vers l’abîme. C’est un pari réussi, tellement le metteur en scène a su saisir les petits gestes de la vie quotidienne de cette famille et mettre en exergue ses petites joies, sa mélancolie et surtout sa descente aux enfers. Il s’agit d’un tableau d’une grande sensibilité sur le mal-être de la classe moyenne et de ses échecs.
Le film se déroule à un moment très particulier dans le parcours de cette famille. Le père s’apprête à partir à la retraite. Il a été cariste dans une société du port de Tunis. La mère travaille en dehors de Tunis et est souvent absente. Le fils, qui vit un tête-à-tête pesant avec son père, est en train de préparer son bac. C’est au cours de cette année difficile et dans ce vide émotionnel que le fils va connaître d’importantes crises de migraines qui vont mobiliser toute la famille. Sa santé va devenir le centre de toutes les attentions et de toutes les inquiétudes. La vie va se poursuivre à un rythme oppressant jusqu’au jour où la famille apprendra le départ du fils prodigue pour la Syrie pour rejoindre ces milliers de jeunes en mal d’être, pensant trouver leur plénitude dans cette aventure meurtrière.
Jusqu’à ce moment fatidique, le metteur en scène nous raconte avec beaucoup de finesse et par petites touches, les conditions de la classe moyenne dans notre pays. C’est dans ce portrait que nous suivons l’appauvrissement de cette classe et son déclassement alors qu’elle était au cœur du modèle de développement post-colonial et du rapport social moderne. Ainsi, suivons-nous la mère de famille en train de faire ses comptes à la fin du mois et de partager les différentes dépenses dans des enveloppes. On est également confronté aux difficultés financières quotidiennes du couple et son incapacité à assurer certaines dépenses, notamment les dépenses de santé ou celles pour les séances de soutien ou « d’étude » du fils. On devine les secrets et les non-dits qui naissent de cette quête des ressources pour financer ces besoins immédiats.
Mais, la crise et la déchéance ne sont pas seulement financières et sociales. Elles sont également morales et politiques. Mohamed Ben Attia réussit à peindre cette déchéance à travers le vide et l’extinction du lien social qu’il parvient à mettre en valeur avec une grande finesse. Ainsi, la famille vit en vase clos et n’a que peu de rapports avec le monde externe. D’ailleurs, les rares tentatives du fils pour construire ce lien social avec l’autre ne débouchent pas sur de véritables amitiés renforçant son isolement. Mais, c’est certainement le départ pour la Syrie qui constituera la preuve la plus éclatante de cette déchéance avec un fils qui va s’inscrire dans le projet radical de l’islam djihadiste et de cette quête désespérée des origines, comme une alternative à la perte de sens actuelle, un projet qui se situe à mille lieues de celui de la modernité, de la liberté et de l’ouverture sur l’autre et sur le monde, porté par la classe moyenne à ses heures de gloire.
Avec « Weldi », Mohamed Ben Attia poursuit une œuvre singulière qu’il a commencée avec « Nhebbek Hédi ». Cette œuvre, à l’image de cette nouvelle génération de cinéastes post-révolution, cherche de manière intimiste et poétique à dépeindre et à ausculter les maux d’une société qui, si elle a réussi à vaincre l’autoritarisme, continue à ruminer ses autres maux, ses peurs et ses angoisses face à la liberté, à la différence et à l’ouverture au monde. Mohamed Ben Attia, dans cette introspection de nos souffrances, se penche avec beaucoup de tendresse sur une classe moyenne complètement déboussolée par les transformations en cours et qui n’ira certainement pas au paradis tant la misère sociale, la déchéance intellectuelle et la perte de sens sont à leur comble. n
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