Rhume, grippe et angine circulent du nez à la poitrine. La froidure qui dure du matin au soir favorise les troubles respiratoires. Mieux vaut se mettre à l’abri des intempéries. Mais à tous les citoyens, ce privilège n’est guère offert.
A l’angle des rues Cadix et Lorca d’el Manar, quatre ouvriers, réunis, refont la clôture démolie, du jardin fleuri. L’un tient le fil de fer et l’autre, nez à nez avec le premier, sectionne. Quand l’un tousse ou éternue, l’autre aspire les virus diffusés, en l’air, par milliers. A ma question « pourquoi travailler sous la pluie », l’un, transi, répond « Allah ghalib, il 5obza morra ». Autrement dit, le pire est permis pour gagner sa vie.
Cependant, à l’épidémie grippale n’échappe ni l’homme ni l’animal.
Aux zoos américains, où Trump serait à enfermer, la séparation du mâle et de la femelle prévient la contamination par l’isolation dans les cages individuelles. Peu importe le chagrin des félins. Mais que faire, en matière humaine, trop humaine, pour l’époux et l’épouse, unis jour et nuit, pour la vie ?
Comment les nouveaux ou anciens mariés pourraient-ils aménager, à leur façon, l’indispensable séparation ? Le boudoir, invention architecturale géniale, suggère une manière d’éviter, un moment, plus ou moins prolongé, le mari un peu trop collant ou grippé. De même, deux ou trois étages de l’habitation spacieuse chez la frange aisée de la population peut contribuer à résoudre le problème posé par le virus à congédier.
Hélas, ici aussi, comme partout et toujours, les classes, dites sociales, jouent leur mauvais tour.
La propagation de la contamination épargne l’opulence et accable, surtout, l’indigence.
Interviewée, Alia Rihani, employée de maison, me dit : « Ma patronne m’a demandé de ne plus venir durant quelque temps à cause de ma grippe avec mon nez coulant. Depuis une semaine j’ai cessé de travailler. Le manque à gagner n’est pas aisé à gérer. Il me faut acheter le strict nécessaire mais cela n’est rien. A la maison, minuscule, mon frère, mes sœurs et moi vivons rapprochés tout le temps.
La grippe va de l’un à l’autre et il est plus compliqué de la soigner ». Les recommandations diffusées par les services de la santé publique butent sur les méfaits de l’inégalité. Nous avons là une ritournelle multifactorielle où interagissent l’espace habité, les salaires distribués et les journées chômées. La santé a partie liée avec les dix paliers de la réalité sociale globale. Or, face à la contagion inégalitaire, le médecin ne peut intervenir ni en matière d’habitat ni au plan économique ni au niveau de l’emploi.
A l’hôpital Charles Nicolle, Fanon formulait cette même idée. Ce jour-là, il présentait l’un de ses patients rescapés d’un suicide raté. L’homme tenait à convoler en justes noces avec une jeune fille adorée mais il retardait l’échéance du mariage par manque de moyens financiers aptes à honorer les conditions exigées.
Importunée par ce retard prolongé, la famille de l’aimée la sortait avec un homme de confiance pour décider le prétendant à cesser d’atermoyer. Pris entre ces deux signaux contradictoires, attendre et ne plus attendre, le stressé a recouru au suicide pour échapper au dédale de l’injonction paradoxale.
Durant la guerre d’Algérie, Fanon eut l’occasion d’explorer une série de traumatismes comme celui-ci.
Voici un exemple cité parmi ces cas étudiés. Un combattant, engagé au maquis, apprend le viol de sa femme par l’ennemi. Depuis, le traumatisé souffre d’impuissance et il sera traité, en Tunisie, par Fanon. Encore de nos jours, et après tant d’années, je savoure la chance inouïe d’avoir dialogué avec un personnage d’une telle envergure et de pareille qualité.
Ses patients, tel ce maquisard que je viens de citer, illustrent la contamination du corporel par le mental à travers la relation établie, à double sens, entre le corps et l’esprit. Au plan du vocabulaire cher aux anthropologues, souvent abscons, il s’agit de la classique « fonction symbolique ».