Alors, avons-nous vécu la plus ennuyeuse des Coupes du monde ? Difficile et injuste de tenir ce type de propos après une orgie de matchs qui nous ont fait oublier un mois durant nos inquiétudes et nos peines de cette transition qui ne cesse de durer. Difficile aussi de tenir cette analyse après les scènes de liesse et de joie du public français suite à la victoire des Bleus et cette deuxième étoile qui ornera désormais les maillots français non loin de ce fameux coq fier depuis quelques années des succès des équipes françaises dans les grands tournois internationaux. Une jubilation et une allégresse qui ne se sont pas limitées au public français. Il fallait voir le ravissement du public belge sur la grande place de Bruxelles avec un Eden Hazard en DJ déchaîné. Les Croates n’ont pas été en reste, et en dépit de la défaite, la chaleur de leur présidente, qui a retenu l’attention du monde entier par son charme et sa spontanéité, pour consoler ses joueurs après la finale, ainsi que l’accueil que leur a réservé la population à leur retour, remettent en cause cette thèse d’une Coupe du monde ennuyeuse. Par ailleurs, le nouveau Président de la FIFA, Gianni Infantino, n’a pas hésité à déclarer dans la presse que c’était la meilleure Coupe du monde de l’histoire. Alors, comment tenir ce type d’analyse après autant de manifestations de joie et de déclarations qui ne manquent pas d’éloges sur cette Coupe du monde et cette fête globale qu’elle a suscitées ! Mon propos peut être perçu comme le résultat d’une frustration après une élimination sans gloire de mon équipe nationale après que notre entraîneur nous a promis monts et merveilles pour nous réveiller sur la dure réalité d’un football tunisien loin des standards mondiaux. Une réalité qu’ont réussi à nous faire oublier les responsables de notre football, passés maîtres dans l’autosatisfaction et le triomphalisme béats.
Et pourtant, la réalité est là ! Cette Coupe du monde aura été des plus ennuyeuses et elle a renoué avec le cycle du football de la lassitude et de l’abattement qu’ont représenté les Coupes du monde des années 1990 et du début des années 2000. Rappelons-nous de ce football où la défense a pris le pas sur le beau jeu et les schémas défensifs et le catenaccio du fameux Helenio Herrera sont devenus la philosophie du jeu. On ne joue plus au football pour donner du plaisir aux gens ni pour laisser libre cours à l’imagination des joueurs et à leurs joies de vivre sur le terrain. Désormais, on est sur un terrain pour déjouer l’autre équipe, l’empêcher de développer son jeu, et d’empêcher surtout les artistes des rectangles verts de donner libre cours à leurs rêves et à leurs utopies.
Cette conversion au pseudo-réalisme n’est pas sans rapport avec l’environnement politique et social de ces années post-révolutions néo-libérales. Ces années post-Thatcher et post-Reagan ont réduit à néant les rêves d’un monde meilleur et des utopies joyeuses pour faire sombrer le monde dans un réalisme sans imagination et un individualisme sans freins. Désormais, les solidarités radieuses et les moments d’allégresse ont cédé le pas à une raison désenchantée qui a pénétré non seulement la vie économique et sociale mais s’est emparée également de nos rêves à la manière d’un Big brother à la Orwell capable de traquer toute forme de dissidence dans nos divagations les plus secrètes. Ces années-là ont été celles du triomphe du libéralisme sans frontières, de la finance sans contrôle et de la quête du gain sans scrupules. Elles ont réussi à structurer un monde sans substrat ni utopie. Mais, ce monde n’a tenu qu’un temps ! Et, l’entrée dans le nouveau siècle a été celle de la fin de cette post-modernité conquérante avec le retour du politique et de la dissidence. La multiplication des crises au tournant du siècle a ouvert une nouvelle ère de contestation et de révolutions. Soudain, l’air du temps est devenu rouge avec les révolutions arabes et la montée de la contestation dans les pays du Nord rêvant d’un monde meilleur.
Cette phase n’a pas été sans effets sur le football et confirme, si besoin est, que la popularité de ce sport vient de cette relation étroite avec l’ordre du monde et en fait toujours un miroir dans lequel se reflètent nos rêves et nos désillusions. Ainsi, allons-nous ne plus vivre les plus belles Coupes du monde, celles d’Afrique du Sud en 2010 et du Brésil en 2014 ? Des Coupes du monde qui avaient privilégié le beau jeu avec le tiki-taka des Espagnols sur les terres de Mandela et auquel les Allemands ont rajouté la percussion sur les terres brésiliennes. Ce sont les années où le jeu, le plaisir et le rêve ont dominé et ont surtout fait de beaux vainqueurs.
Or, cette Coupe du monde semble avoir fermé cette ère. Ainsi, les tactiques à base de beau jeu et de possession de la balle ont cédé le pas à d’autres tactiques où panache et réalisme ont pris le pas. C’est désormais l’ère d’une tactique basée sur les blocs défensifs bas et les contres rapides ou les coups de pied arrêtés pour marquer et gagner. Un football sans rêve ni imagination qui a dominé cette Coupe du monde chez les petites équipes comme les grandes, la rendant ennuyeuse. Quelques chiffres pour s’en convaincre ! L’Iran de Carlos Queiroz a mis à mal l’Espagne et le Portugal avec moins de 30% de possession. La Corée du Sud est parvenue à éliminer l’Allemagne avec le même niveau d’occupation. La Suède est allée jusqu’aux quarts de finale avec une moyenne de possession de moins de 32%. Les Russes n’ont pas fait mieux, même en jouant devant leur public avec une moyenne de possession de 35% qui leur a permis d’éliminer l’Espagne et de mener la Croatie jusqu’aux penalties. Des tactiques et des systèmes de jeu qui ont eu des effets sur les buts marqués dont près d’un but sur deux ont été marqués sur une balle arrêtée contre une moyenne d’un but sur cinq dans les grands tournois internationaux.
Reste le cas de la France, solide victorieuse de cette Coupe du monde. Elle n’a pas échappé à cette conversion tactique généralisée. Des choix de jeu qui ont été à l’origine d’un grand nombre de critiques que la victoire a réussi à faire taire, comme la controverse avec le gardien de but de l’équipe belge Thibaut Courtois, après la défaite de son équipe dans une demi-finale qui a ouvert les portes de la victoire finale à la France. Le gardien belge avait expliqué la frustration de son équipe à jouer devant une équipe qui n’a cessé de « défendre à onze à quarante mètres de ses buts ». Et, il n’avait pas tort dans la mesure où la Belgique avait un taux de possession de 60% lors de ce match mais comme le dit Kylian Mbappé « oui, mais nous sommes en finale ». Un choix tactique que s’est imposé l’entraîneur Didier Deschamps qui ne s’en est pas remis de cette « tragédie » d’avoir perdu la finale de l’Euro 2016 à Paris avec 60% de possession contre le Portugal.
En dépit des scènes de liesse et d’allégresse collectives, cette Coupe du monde n’a fait que renforcer l’ennui et l’abattement. Et si le désenchantement sur les terrains de football n’était que le reflet d’une perte d’espérance et de la fermeture de l’ère de la dissidence et de l’utopie… ici et ailleurs ! n