Dans un essai intitulé « Tunisie : l’économie politique d’une révolution » sur l’histoire de notre pays et les origines de la révolution, publié au début de l’année 2012 chez l’éditeur De Boeck, j’ai émis l’hypothèse que l’histoire récente de notre pays est celle d’occasions manquées qui nous ont empêchés de faire partie des démocraties stables et de devenir une économie émergente.
En effet, trois importantes occasions manquées auraient pu changer la face de notre pays si nous les avions retenues. La première occasion est celle du congrès du parti au pouvoir en 1971 qui a terminé ses travaux avec la victoire de la tendance démocratique ayant défendu l’idée de la nécessité d’opérer une transition démocratique après l’échec de l’expérience collectiviste à la fin des années 1960. Or, le « Combattant suprême », vieillissant et fortement affaibli par la maladie en a décidé autrement et a préféré poursuivre l’expérience de l’autoritarisme en inversant les résultats des élections.
Cette décision sera le point de départ d’une grande dérive de notre système politique qui se poursuivra avec l’organisation d’un nouveau congrès du parti au pouvoir en 1974 dans la ville de Monastir qui décidera du principe de la présidence à vie. Ces décisions et cette dérive seront à l’origine d’une crise politique de grande ampleur dont les conséquences ont été les révoltes du 26 janvier 1978 réprimées dans le sang.
La seconde occasion perdue est celle des élections législatives de 1981 que beaucoup, y compris ceux du parti au pouvoir, avaient espéré le point de départ d’une nouvelle étape dans notre expérience politique et le début d’une véritable transition démocratique. Et de l’avis de tous les observateurs, cette élection a vu la victoire du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), le grand parti d’opposition de l’époque. Or, les caciques du parti au pouvoir alors, en avaient voulu autrement et ont refusé de reconnaître leur défaite pour poursuivre la ligne autoritaire. Ces élections confisquées ont mis fin à l’ouverture relative du champ politique entamé par le parti au pouvoir au lendemain des attaques de Gafsa. Ce premier printemps démocratique entamé en 1980 a offert une lueur d’espoir avec la reconnaissance de certains partis d’opposition, la libération des prisonniers politiques et la publication de certains journaux indépendants.
Toutefois, ce printemps fut de courte durée et notre pays a renoué avec l’autoritarisme et la répression ouvrant ainsi une grande période d’instabilité politique avec la tentative de renversement de la direction légitime de l’UGTT en 1985, et la crise économique qui s’est terminée par l’adoption du plan d’ajustement structurel et la révolte du pain de janvier 1984 avec la tentative de réduction des subventions des produits alimentaires.
La troisième occasion manquée dans l’histoire récente est celle du renversement du « vieux combattant suprême » totalement coupé des réalités politiques et économiques de notre pays. La déclaration du 7 novembre 1987 de l’ancien président Ben Ali et la promesse d’un changement démocratique ont suscité alors un grand espoir.
Mais, quelques années plus tard, c’est de nouveau la désillusion avec le recul du régime quant à ses promesses démocratiques, pour renouer avec l’autoritarisme et la répression vis-à-vis de l’opposition et des mouvements sociaux. Cette période va également connaître un développement rapide de la corruption, particulièrement des familles proches du Président. L’autoritarisme, la corruption et les inégalités vont ouvrir une nouvelle ère de contestation et de dissidence qui finira par entraîner la chute du régime avec la révolution du 14 janvier 2011.
Ces occasions perdues ont été à l’origine d’une certitude et d’une croyance dans l’incapacité du régime politique à opérer les changements de l’intérieur et ouvrir de nouvelles perspectives à notre expérience collective. Cet échec continu et cette faillite ont suscité le changement de l’extérieur du régime et ont été au cœur de cette dissidence qui s’est renforcée tout au long des années 2000, se terminant par la chute du régime un 14 janvier 2011 et l’ouverture de l’ère des révoltes dans un monde arabe qu’on croyait, comme ne cessaient de la répéter les orientalistes, totalement étranger à la modernité politique et à l’idéal démocratique.
A ces occasions perdues pour notre système politique, nous pouvons aujourd’hui en ajouter une nouvelle de nature économique qui concerne les conséquences de la Covid-19 sur les politiques et les réflexions économiques.
Avant d’indiquer les domaines dans lesquels s’est montré notre échec et notre incapacité à bénéficier de cette occasion, arrêtons-nous d’abord sur les conséquences de cette pandémie sur l’économie. La première concerne l’impact de cette crise sur notre situation économique qui a renforcé la crise que nous traversons depuis quelques années. La pandémie va renforcer la dépression économique qui pourra atteindre d’ici la fin de l’année un niveau que nous n’avons jamais connu dans l’histoire de notre pays et qui devrait se situer autour de -21,6%.
La seconde conséquence de cette crise concerne ses effets sur le petit monde des économistes. Cette pandémie a été à l’origine d’une révolution sans précédent pour lui en levant tous les interdits dans les théories économiques ainsi que les politiques économiques afin de faire face à cette crise sans précédent et juguler ses conséquences désastreuses sur l’économie.
Cette révolution économique a touché une série de domaines comme la question de la dette, dont le paiement fait partie des lignes rouges que personne ne pouvait franchir. Or, cette pandémie a ouvert une fenêtre d’opportunité en la matière et un grand nombre de pays développés ainsi que les institutions financières internationales ont ouvert la possibilité d’effacer une partie ou la totalité de la dette des pays en développement pour les aider à faire face à la crise.
On retrouve également la même évolution pour ce qui est du rôle de l’Etat en économie. La pandémie a favorisé une révision mais aussi une sortie du dogme néolibéral et un plus grand interventionnisme étatique afin de faire face au risque de faillite des économies et des sociétés. Les politiques économiques sont revenus du dogme de la limitation des déficits publics à 3% des budgets afin de permettre d’intervenir de manière beaucoup plus efficace dans le sauvetage des économies.
On a également assisté à la même évolution en matière de politique monétaire et d’intervention des banques centrales dans le financement direct des économies. Le consensus dominant dans ce domaine a été rompu et la possibilité d’intervention des banques centrales dans les financements des économies a été acceptée par les institutions les plus conservatrices en la matière.
La pandémie a eu également des conséquences importantes sur la globalisation avec la réorientation des dynamiques des chaînes de valeur sur des bases régionales.
Mais, le changement le plus important provoqué par la Covid-19 concerne l’engagement de la plupart des pays dans la formulation de programmes de sauvetage des économies et de relance économique. Ces pays ont réuni des moyens sans précédent pour non seulement sortir de la récession, mais également pour opérer les transformations nécessaires à la construction de nouveaux modèles de développement inclusif et durable.
Ainsi, si la pandémie a eu des effets désastreux sur les dynamiques économiques, elle a ouvert une ère d’innovation et de sortie des dogmes passés et des conservatismes dominants afin de construire de nouveaux modèles de développement. La plupart des pays ont profité de cette nouvelle fenêtre d’opportunité pour revisiter les politiques passées et construire de nouvelles dynamiques de croissance et de développement.
La question qui se pose dans ce contexte est de savoir si notre pays a pu bénéficier de cette nouvelle fenêtre et de ces opportunités créées par la pandémie. Il est aussi important de voir si notre pays a pu s’inscrire dans les nouvelles dynamiques globales et s’il a rompu avec les pratiques et les paradigmes dominants pour construire une nouvelle dynamique.
Le suivi des grandes orientations et des politiques économiques au cours des derniers mois montre son inscription dans les visions classiques passées, et que nous avons manqué de courage et d’audace pour rompre avec les paradigmes économiques dominants, ouvrir la porte de l’innovation et laisser libre cours à notre inventivité en matière de politique économique.
Nous pouvons mentionner quelques domaines économiques majeurs qui démontrent la persistance des dogmes classiques la poursuite des politiques et des choix hérités du passé.
La première question concerne la dette. Au moment où le débat a été ouvert et les possibilités d’une réflexion nouvelle ont été envisagées par les institutions internationales, y compris l’effacement d’une partie ou de la totalité de la dette, nous avons continué à défendre des positions classiques et traditionnelles et à nous entêter à vouloir assurer son remboursement en dépit d’un contexte économique et financier des plus difficiles.
Nos économistes ont cherché à sensibiliser nos responsables au tournant majeur de cette question et la nécessité de nous y inscrire pour en tirer profit comme l’ont fait beaucoup d’autres pays. Mais, c’était sans compter sur le refus catégorique de nos responsables qui ont continué à défendre des dogmes totalement dépassés. Cette position n’a été révisée que récemment lorsque la fenêtre d’opportunité s’est renfermée et que les bailleurs de fonds sont revenus au traitement classique de la dette.
La seconde question que nous pouvons mentionner concerne le grand retard dans l’élaboration d’une loi de Finances rectificative. Jusqu’à aujourd’hui et en dépit des grandes tensions économiques et de la crise sociale sans précédent de la pandémie, nous n’avons pas élaboré de loi de Finances rectificative capable de formuler les grandes orientations de politique économique pour faire face à la pandémie, et surtout les moyens de financement des interventions de l’Etat. En même temps, la plupart des gouvernements ont formulé des lois de Finances rectificatives et dans certains cas jusqu’à deux pour apporter leurs réponses à la crise.
Jusqu’à nos jours, notre pays n’a pas cru bon de formuler une loi de Finances rectificative en se justifiant de l’instabilité de la situation économique. Mais, ce retard aura des conséquences économiques négatives qui ne nous permettront pas de tirer profit des marges de liberté offertes par la pandémie dans les politiques budgétaires, notamment en matière de déficit budgétaire.
Un troisième aspect ouvert par la pandémie et dont nous n’avons pas tiré profit concerne les politiques monétaires et la possibilité pour les banques centrales d’opérer des financements directs des budgets. En dépit de l’évolution des évolutions des politiques monétaires et des nouvelles marges de liberté, nous nous sommes cantonnés dans la défense des paradigmes passés et nous avons été jusqu’à refuser l’offre faite par l’ARP pour inclure cette disposition dans les mécanismes d’urgence.
On peut aussi mentionner les programmes de sauvetage et d’urgence économiques. Au moment où la plupart des pays, notamment les pays en développement, ont formulé des programmes ambitieux de sauvetage, nous nous sommes limités à quelques mesures dont la plupart des acteurs économiques ont souligné les effets limités.
On peut souligner enfin la question des transformations qui ont touché la globalisation avec une tendance à réorganiser les chaînes de valeur sur des bases régionales. Nous aurions pu tirer profit de ces nouveaux développements à travers la mise en place d’une équipe de haut niveau pour voir les moyens de bénéficier de ces nouvelles opportunités.
La crise de la Covid-19 a eu des effets désastreux sur les économies. Mais, en même temps, elle a ouvert de nouvelles opportunités pour structurer un nouveau modèle de développement inclusif et durable. Au moment où nous avons fermé les frontières pour faire face à la progression de la pandémie, nous les avons également fermées sur les vents des révolutions économiques en cours. Notre pays est resté l’un des rares au monde à poursuivre les politiques traditionnelles et cette occasion perdue ira rejoindre les autres dans notre histoire passée.
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