La culture, clé de voûte

 

Un pays sans plan de navigation, n’est rien de plus qu’un esquif à la dérive, fonctionnant davantage dans une logique de survie que de vie. La Tunisie est aujourd’hui au cœur d’une tempête régionale pour ne pas l’étendre à plus, et se trouve de ce fait concernée par des choix immédiats. Des choix de direction, d’orientation. Mais une grande question se pose, existentielle, inéluctable : sommes-nous capables de prendre en charge notre destinée et en avons-nous l’intelligence et les outils ? 

Mais tout d’abord, une destinée, c’est quoi au juste? Nous pouvons toujours abonder dans le sens de fatalité, parce que notre culture s’en accommode. Parce qu’elle est encline à ce farniente intellectuel si cher à nos esprits et si propice pour, le cas échéant, invoquer l’adversité. Parce que nous confondons la terre et le ciel, l’action et le miracle. Parce que nous voulons croire en Dieu pour éviter le dur et sévère exercice qui consiste à croire en nous-mêmes. Parce  qu’enfin nous refusons la séparation des pouvoirs, le pouvoir divin et le pouvoir humain. Toute notre culture repose sur cette confusion qui autorise et justifie la fuite, la résignation, et nous fait esquiver la confrontation et la charge frontale, déstabilisatrice et audacieuse.

On avance souvent que le monde islamique n’a jamais eu le courage ou l’opportunité de se remettre en cause, en question. Qu’il lui a manqué un réformateur de la dimension de Luther ou de Calvin. Cela revient à mal connaître les baroudeurs de la pensée islamique, et ils sont légion, ceux-là même qui ont mis en défaut la carapace de l’orthodoxie et toujours élargi le champ de la critique du dogme. Ils sont les maîtres à penser de l’occident chrétien à qui ils ont ouvert le chemin du renouveau. Mais autant la pensée arabe –formule commode et plutôt relative à la langue de diffusion- était prépondérante et avant-gardiste, autant les systèmes politiques étaient castrateurs car théocratiques, et que ces modèles de gouvernance biblique convenaient à merveille aux tyrans et dictateurs. Au chef de la tribu on adjoint les fonctions de sorcier. Une formule aussi vieille que le monde mais qui a perduré et n’a point perdu de son efficacité, tant que le système culturel, complice, contribuait en sous-main à cette mainmise du pouvoir au profit d’un mandarinat qui confisquait autant les âmes que le devenir de peuples mis sous scellés. Les révolutions ou les coups d’Etat étant le seul le moyen de changer de maître, par effraction s’entend, mais de poursuivre avec les mêmes principes, les mêmes pratiques de pouvoir. 

Aujourd’hui, et après des siècles d’obscurantisme politique et d’autocratie, une faille s’est ouverte dans le système. Facétie ou miracle de l’histoire, notre pays en a été miraculeusement gratifié et en conserve même les droits d’auteur.  Forts de la légitimité nouvelle que nous donne cette faille, on est en droit de demander aux nouvelles équipes dirigeantes, aux nouveaux pouvoirs en place, aux nouveaux élus, enfin choisis démocratiquement, quel est le plan, votre plan?

C’est vrai qu’on a eu droit, sur terre ferme, à des professions de foi électorales ou électoralistes, mais maintenant que nous sommes véritablement embarqués,  la précision de l’itinéraire s’impose ainsi que le bon choix des matelots et du personnel navigant. En ces moments d’exception, il s’agit moins de satisfaire à la demande des partis alliés et de procéder à un partage de gâteau, que d’assoir une stratégie pour l’avenir à moyen et long terme, une vision prospective qui décidera des choix, y compris le choix des femmes et des hommes capables d’assumer et de baliser le chemin royal qui nous mènera là où nous aurions décidé d’y aller. Arrivés à ce stade de la réflexion, de l’action, on ne peut éviter la résurgence de ce vers emblématique et prémonitoire de notre poète Aboulkacem ech’chebbi. Ce vers qui assujettit le destin à la volonté du peuple.

Car si l’on ne décide pas de notre destin, si l’on na pas de plan et si le copinage présiderait aux choix, et dévoiera la fonction, ce sera le destin, aveugle et fantaisiste qui prendra les commandes et décidera de notre sort. Il pervertira nos choix et les dieux se féliciteraient alors de notre énième bêtise, parce que les dieux n’aiment pas être concurrencés par les hommes.

En ce moment précis de l’histoire d’une nation, ce moment de passage historique, magique, le choix d’une vision culturelle s’impose. Une stratégie qui définira l’homme nouveau que nous voulons, un acte fondateur du renouveau tunisien. 

Car avant même de considérer les fractures  scientifique, technologique et autres assimilables qui nous identifient par rapport aux nations évolués, il y a la fracture culturelle, essentielle à la compréhension des handicaps qui nous freinent. C’est dire qu’en cet instant du choix décisif, le concept culturel doit impérativement dépasser celui festif et de loisirs, hérité des monstruosités politiques du passé, quand le ministère de la culture n’était que la chambre de résonnance des pouvoirs absolus et l’appendice du ministère de l’intérieur. 

En sommes-nous actuellement capables ?

Laissez-moi répondre : hélas !

 

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