Par Chérif Ferjani
La mobilisation déclenchée par l’assassinat du constituant Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, environ six mois après celui de Chokri Belaïd, réclamant la dissolution du gouvernement et de l’ANC, n’a rencontré de la part des dirigeants d’Ennahda que des manœuvres dilatoires dont le seul but est de prolonger l’actuelle phase de transition jusqu’à ce qu’ils parachèvent, leur mainmise sur les rouages de l’Etat, imposent une constitution correspondant à leurs conception et aient les moyens d’organiser des élections sur mesure pérennisant leur pouvoir. Après les vaines menaces de « piétiner » ceux qui oseraient mettre en cause une légitimité issue des urnes qu’ils étaient les premiers à trahir, et après l’échec, la bataille de la rue qu’ils ont voulu engager avec l’opposition la veille de la commémoration du martyr de Chokri Belaïd, le 6 août, et de l’anniversaire du Code du statut personnel le 13 août, ils sont passés aux manœuvres destinées à diviser le front de l’opposition qui s’est renforcé par la décision de M. Ben jaâfar de suspendre les travaux de l’ANC jusqu’à la reprise du dialogue national sur la base de l’initiative de l’UGTT réclamant comme préalable la dissolution du gouvernement de Laarayedh et son remplacement par un gouvernement resserré de compétences présidé par une personnalité indépendante. Des rencontres ont eu lieu avec la présidente de l’UTICA puis avec le secrétaire général de l’UGTT pour sonder leur détermination à défendre, avec la Ligue des Droits Humains et l’Ordre des avocats, l’initiative finalement acceptée par leur allié M. Ben jaâfar, tout en manœuvrant pour diviser l’UGTT et isoler le front populaire et l’extrême gauche devenue miraculeusement « une partie de l’ancien régime ». Dans le sens de ces manœuvres, R. Ghannouchi s’est rendu secrètement à Paris pour y rencontrer Béji Caïd Essebsi et lui proposer la présidence de la République et des Ministères dans un gouvernement d’Union nationale sous la conduite de Laarayedh.
L’échec de cette tentative a motivé un durcissement de la position arrêtée par le Conseil de la Choura d’Ennahda réuni les 17 et 18 août, avant la reprise des discussions avec l’UGTT le 19 août et le 21 août. Après deux séances de discussion, aussi longues que les précédentes, R. Ghannouchi a déclaré, le soir du 21 août, qu’Ennahda a accepté l’initiative de l’UGTT dont le premier point, rappelons-le, est la dissolution du gouvernement de Laarayedh comme préalable à la reprise du dialogue.
Le « train a sifflé »
Tout le monde pousse un « ouf » de soulagement … en se demandant si, cette fois, R. Ghannouchi va tenir sa parole ou s’il ne s’agit que d’une nouvelle manœuvre destinée à désamorcer la semaine de mobilisation démarrant le 24 août pour faire « dégager » l’ANC et les autorités qui en sont issues, dont le gouvernement. Puis, très vite, les déclarations se sont multipliées du côté des dirigeants d’Ennahda pour dire que le mouvement a accepté l’initiative de l’UGTT comme base de dialogue, mais que le gouvernement de Laarayedh doit rester en place jusqu’à ce que le dialogue national aboutisse à la constitution d’un nouveau gouvernement ! Habib Ellouze surenchérit en déclarant qu’Ennahda n’a jamais accepté l’initiative de l’UGTT. A. Mekki et S. Atig rappellent que l’acceptation de cette initiative comme base de discussion ne veut pas dire que leur parti a renoncé à sa préférence pour un gouvernement d’union nationale dirigé par Laarayedh et élargi aux courants favorables à la poursuite du processus entamé avec les élections du 23 octobre 2013 ! Et nous revoilà au point de départ ! Certains se sont rappelé l’existence de Marzouki qui a choisi ce moment pour procéder à un mouvement sans précédent à la tête de l’armée allant dans le sens du souhait des dirigeants d’Ennahda. Après avoir dit et répété à qui veut l’entendre qu’Ennahda n’acceptera pas de payer seule le prix du changement demandé, et que si le gouvernement devait tomber, la présidence de la République comme celle de l’ANC devrait également changer, les faucons d’Ennahda ne jurent plus que par Marzouki à qui, selon eux, doit revenir le choix du nouveau chef du gouvernement, en multipliant les promesses pour qu’il choisisse l’un des leurs. Au même moment, les pressions continuent sur M. Ben jaâfar pour le faire revenir sur sa décision de suspendre les travaux de l’ANC, tout en cherchant à trouver de nouveaux alliés pour le remplacer du côté du groupe resté fidèle à l’intrigant Hachmi Hamdi et des indépendants qui ont adhéré au nouveau parti du non moins intrigant patron de la chaine Hannibal, Arbi Nasra. Les dernières tractations avec la Coalition Démocratique ont accouché de l’idée saugrenue d’un « gouvernement électoral » qui verrait le jour un mois avant les élections, lorsque tout aura été verrouillé par Ennahda, avec la mission d’organiser les élections et gérer les affaires jusqu’à la mise en place du gouvernement qui en sera issu.
Ghannouchi, lors de sa prestation sur la chaîne de Nessma le 25 août, a explicité cette trouvaille en assurant qu’un tel gouvernement peut voir le jour d’ici un mois et que les élections peuvent se dérouler dans deux mois, alors que ni la Constitution, ni la loi électorale ni l’instance devant les superviser ne sont prêtes !
Tout indique qu’Ennahda joue la montre en pariant sur l’essoufflement de la mobilisation et la division de ses adversaires.
Elle multiplie les manœuvres, passant avec légèreté et sans gêne d’une proposition fantaisiste à l’autre, dans le seul but de prolonger son règne jusqu’à la réalisation de son objectif de mettre la main sur tous les rouages de l’État avant d’accepter l’organisation de nouvelles élections.
Les nouvelles nominations intervenues dans ce contexte dans le corps des gouverneurs, à la tête des médias, dans les ministères, comme les changements intervenus à la tête de l’armée, au moment où il est question de dissoudre le gouvernement pour le remplacer par un gouvernement de compétences dont l’une des missions est la révision des nomination partisanes pour garantir la neutralité de l’administration, illustrent les desseins d’Ennahda.
En continuant leurs basses manœuvres et leur louvoiement, à un moment où tous les voyants de la situation économique, sociale, politique et sécuritaire sont au rouge, les dirigeants d’Ennahda montrent encore une fois que leurs desseins n’ont rien à voir avec les intérêts du pays, et que leur agenda est moins déterminé par les urgences nationales que par des intérêts idéologiques et partisans. Quoi qu’ils fassent, ils sont au pied du mur. Ils ont perdu toute crédibilité et personne ne croit plus à leur volonté de recherche de consensus. Ils doivent choisir entre la poursuite de leur fuite en avant suicidaire, pour le pays et pour leur mouvement, ou la dissolution du gouvernement de Laareyedh pour passer à la mise en application de l’initiative de l’UGTT sans tergiversations. Les manœuvres dilatoires ont trop duré et ils doivent comprendre, comme le scandent les manifestants depuis des mois, que leur « train a sifflé » !
C.F.