La décote du «made in Tunisie» : comment arrêter la casse ?

La casse ? Pas d’autres mots pour qualifier la gravité de la débâcle du tissu industriel en Tunisie. L’INS (Institut National de la Statistique) confirme la débâcle: «sur un an, la production industrielle du mois d’avril 2020 a enregistré une baisse remarquable de 38,6%».Le «made in Tunisia» craque et se craquelle, chaque jour un peu plus, dans l’indifférence des partis politiques et diverses coalitions gouvernementales ayant géré la «transition démocratique».
Inquiétant? Désolant ? Comment éviter le pire ?
Le «made in Tunisia» est né depuis le début des années 1960. Depuis la Tunisie de Bourguiba, et ses ministres visionnaires : Ben Salah, Nouira, Zaânouni, Chelli, Moâlla et bien d’autres «hommes d’État».Au lendemain de l’ère des indépendances des pays dits du «tiers-monde», la Tunisie a voulu se doter d’un secteur industriel avant-gardiste, innovant, compétitif et conquérant à l’échelle internationale. Et pour ce faire, des banques de développement, des codes d’investissements, des fonds publics et privés ont été institués pour mettre l’infrastructure institutionnelle et monétaire requise. Une stratégie d’«industrialisation-industrialisante» était mise en marche depuis les années 1960. Le tout pour faire en sorte que la Tunisie décroche avec sa ruralité paysanne, ses activités primaires et industries extractives, sans forte valeur ajoutée: phosphate, pétrole, fruits de mer, olives, assemblage de pièces importées, etc.
Peine perdue, aujourd’hui le made in Tunisia perd de son prestige avant-gardiste en Afrique. Le secteur industriel, l’un des trois piliers essentiels de l’économie tunisienne, réduit sa contribution relative à la valeur ajoutée économique, n’attire plus autant d’investisseurs, licencie en masse au lieu de recruter, exporte moins, alors que le dinar a été lourdement dévalué, justement pour booster les exportations et attirer les investissements directs étrangers.

La désindustrialisation, le rouleau compresseur!
Certes, la pandémie du Covid-19 et le confinement disproportionné, imposé à l’économie, ont aggravé un processus de «démantèlement industriel» déjà en marche depuis 2012.
Le secteur industriel se rétractait sensiblement de presque 2 %en moyenne, bon an mal an. La débâcle de l’IPI est sérieuse, puisque la contribution du secteur industriel au produit intérieur(PIB) était de l’ordre de 33% en 2008, contre 22% aujourd’hui. La valeur ajoutée du secteur industriel, en $US, était de l’ordre de 14,7 milliards en 2010, alors qu’elle serait de seulement 8 milliards en juin 2020.
Au Maroc, la valeur ajoutée industrielle est passée de 28 milliards $US en 2010, à 33 milliards $US actuellement. Toute proportion gardée, l’écart de production industrielle entre la Tunisie et le Maroca doublé, selon les données de la Banque mondiale, du graphique suivant.


Évidemment, une telle dégringolade atrophie drastiquement les rentrées de devises en Tunisie : moins d’exportations et encore moins de capacité compétitive pour conquérir de nouveaux marchés, en Afrique notamment. Et cela met à nu, tout un discours politique verbeux, mensonger et hypocrite, qui prétend vouloir ouvrir des marchés en Afrique. La balance commerciale est déficitaire et ses déficits sont statistiquement et significativement corrélés aux difficultés rencontrées par le secteur industriel.
Le recul des activités industrielles impacte aussi sévèrement l’emploi. C’est malheureux de voir que la tendance dominante pousse vers toujours plus de licenciement et toujours moins de création nette d’emplois. Et cela n’aide pas la Tunisie dans ses efforts d’insertion dans le marché du travail des jeunes diplômés et qui attendent depuis longtemps un premier «job» rémunéré.


La casse du «made in Tunisia» est le produit d’une conjonction de politiques économiques et monétaires désincarnées, peu cohérentes et initiées souvent par des ministres néophytesarrivés au pouvoir par hasard et par le jeu des quotas politiques.

Une politique monétaire dévastatrice
Même si les industries tunisiennes sont pour une large partie intensive en main d’œuvre, l’accessibilité aux financements bancaires reste la clef de voute pour moderniser, exporter et innover les activités industrielles.
Or depuis quelques années, la politique monétaire adoptée par la Banque centrale de Tunisie (BCT) sanctionne ouvertement les investisseurs, entrepreneurs et industriels. Les taux d’intérêt pour les prêts octroyés par les banques (publiques ou privées) dépassent en moyenne les 10%. La BCT, devenue indépendante du gouvernement en 2016, a choisi de fixer son directeur à des niveaux exorbitants : 7,75%, 6,75%. Les banques de la place, agissant en oligopole, ajoutent une marge bénéficiaire (rente) d’un minimum de 3%! Avec quelques agios et frais d’assurance, la facture est salée pour les industriels : les usines victimes de ces taux se comptent par milliers (textiles, cuirs, chaussures, confection, électroniques, etc.).
Les taux d’intérêts bancaires deviennent depuis presque 6 ans inabordables et inconséquents pour une économie sommée par les exigences sociales en matière de pouvoir d’achat de création d’emplois.
Pour illustrer : avec un taux d’intérêt de 12%, un investisseur paierait le double du montant emprunté en seulement 6 ans. Et quand on sait que le taux de rentabilité de nombreuses branches industrielles est faible, extrêmement faible, ne dépassant guère les 5 % (bénéfice net), les industriels et les investisseurs tunisiens baissent les bras et préfèrent se recycler dans des activités de services ou simplement spéculatives, rentières ou clandestines.
Pas de surprise : des taux d’intérêt «usuraires» encouragent le développement d’une économie de rente, incitent à la spéculation dans les réseaux informels. Le FMI n’est pas innocent dans la décadence des activités industrielles en Tunisie. Le FMI et autres bailleurs de fonds, prennent les gouvernements successifs en otage, imposant à la BCT des taux d’intérêt directeurs handicapants pour toute politique industrielle innovante et favorisant une croissance endogène.
Toujours avec les diktats du FMI : le dinar a été sévèrement dévalué les dernières années pour, dit-on, plus de flexibilité du taux de change, pour plus d’exportation et pour plus d’attractivité pour les investissements directs étrangers. Rien de cela n’est aujourd’hui démontré, preuve à l’appui! Et c’est le contraire qui s’est produit, par effet de boomerang!
Taux d’intérêt élevés et sévère dévaluation du dinar ont fait que les industriels ne peuvent plus moderniser leurs équipements, supporter les coûts de leurs outillages, importés pour l’essentiel, et dont l’entretien et les pièces de rechange sont payés en devises fortes. Le dinar a perdu plus de 40 % de sa valeur face aux devises fortes depuis 2016.
La BCT justifie sa politique de taux élevés en mentionnant son mandat de stabilisation de prix et de lutte contre l’inflation. Mais, de plus en plus de recherches empiriques mentionnent que les taux d’inflation mesurés par l’indice de prix à la consommation surestiment le taux d’inflation d’au moins 1,5%. Dans le contexte tunisien de l’après 2011, un taux d’inflation surestimé arrange de nombreux acteurs politiques (et lobbys) pour des fins d’indexation des budgets publics, de majoration de prix, de subventions, etc.
Alors qu’il varie entre 7,75 et 6,75% en Tunisie, le taux d’intérêt directeur est de 1,5% au Maroc, 4 % au Sénégal et en Côte d’Ivoire, 0,1% en Israël et 0% dans quasiment tous les pays européens. Négatif dans plein de pays européens soucieux de leur vitalité industrielle et relance économique post-Covid.
Plus que jamais auparavant, la BCT, le FMI et les décideurs politiques en Tunisie doivent repenser les politiques monétaires menées en Tunisie. L’acharnement monétariste à l’œuvre démantèle l’industrie, détruit de l’emploi et pénalise les investisseurs motivés par la création de la richesse matérielle. Ces mêmes politiques sont inconscientes de leurs méfaits : création d’une économie rentière et démobilisatrice pour les filières et branches industrielles à forte valeur ajoutée…Un taux d’intérêt directeur exagérément élevé fabrique de la pauvreté et nourrit l’instabilité sociopolitique.

Une pression fiscale et des politiciens «prédateurs»
La fiscalité constitue l’un des incitatifs les plus recherchés par les investisseurs et industriels. Les industriels en Tunisie sont de plus en plus taxés, notamment pour payer l’indécent train de vie de l’État. Pour payer les dépenses ostentatoires d’une fonction publique pléthorique, hiérarchique et inefficace dans sa façon d’élaborer et implanter les politiques publiques. La corruption qui ronge les élites au pouvoir au sommet de l’État dissuade les investisseurs et les industriels les plus téméraires.
Les institutions internationales classent la Tunisie est dans le peloton de tête des pays ayant la plus forte pression fiscale. Avec 35% de pression fiscale (impôts en % du PIB) et une évolution exponentielle du taux d’endettement public, les investisseurs industriels mettent la pédale douce.
De surcroît, et durant les dernières années, le système fiscal tunisien a été instable dans ses décisions, biaisé dans incitatifs, peu fiable dans ses promesses et peu rationnel dans ses choix.
Les industriels tunisiens accusent le coup! Une pression fiscale grandissante et venant de divers impôts : directs, indirects, locaux, sociaux. Et comme ils ne peuvent rien changer à un processus politique qui favorise les entreprises publiques au détriment des investissements privés, la rentabilité de leur placement s’étiole, amenant plusieurs d’entre eux à se retirer ou à recycler leurs actifs dans d’autres activités économiques, notamment commerciales.
Certes l’État tente de compenser par quelques promesses de subventions en trompe-l’œil, saupoudrées, à grand renfort médiatique, et sans aucune évaluation ex ante ou ex post pour rassurer les payeurs de taxes. Les garanties de prêts, les reports d’impôt ne suffisent plus, quand on sait que des industriels dans des économies comparables ou proches offrent des subventions et des prêts à des taux d’intérêt proches de zéro (contre 10 à 12% en Tunisie).
Durant les trois dernières années les incitatifs publics au secteur industriel sont restés théoriques et insuffisants pour combler les manques à gagner et le différentiel des taux d’intérêt bancaires obtenus par les industriels dans des économies comparables : Maroc, Sénégal, Jordanie, etc.

Une bureaucratie moulée dans la logique du «millefeuilles»
La chute du «made en Tunisie» est aussi liée à l’omniprésence d’une bureaucratie lourde, lente, couteuse et souvent contradictoire dans ses exigences. Une bureaucratie qui tend ses tentacules au sein de l’État et qui ajoutent chaque jour un peu plus de difficultés pour les investisseurs et les industriels.
Les industriels tunisiens paient des impôts de l’ordre de 25%! Et ce, même si le gouvernement a, à plusieurs reprises, promis de réduire ces taux et les mettre à jour pour attirer et retenir les investisseurs internationaux. Les politiques fiscales perdent de leur crédibilité auprès des investisseurs et industriels. Le secteur touristique, et les services liés siphonnent l’essentiel des aides, leurs groupes de pression et lobbys sont omniprésents, plus forts, dans les rouages de l’État.
La préférence affichée par le gouvernement et par la politique monétaire pour le secteur touristique au détriment du secteur industriel envoie un message négatif pour les entreprises industrielles. Pourtant, les entreprises industrielles encourent plus de risques d’obsolescence technologique, et devraient mériter plus d’aides que ceux du secteur touristique, au moins pour deux raisons.
Un, les activités industrielles s’appuient sur les technologies en constante évolution et cela requiert un investissement principalement public en matière de recherche-développement et de formation de main-d’œuvre à la fine pointe du savoir-faire technologique. Deux, le développement industriel se construit par «destruction-créative» : les plus innovants remportent le gros lot… et les autres mettent la clef sous la porte.
Les ministres et politiciens du post-2011 n’ont pas capitalisé sur le tissu industriel (pôles et secteurs) crée minutieusement et au prix de grands sacrifices collectifs durant les années allant de 1960 à 2000.
Le Maroc, pays comparable, a une pression fiscale de l’ordre de 26%. Dans ce pays les impôts sur les sociétés sont bien moins bien élevés que ceux en Tunisie. Les exigences administratives sont moins lourdes et moins handicapantes. Et c’est pour ces raisons que plusieurs industriels internationaux ont déserté la Tunisie, préférant s’installer au Maroc, au Sénégal, au Vietnam, Turquie … et bien d’autres pays africains ayant une fiscalité industrielle plus clémente, moins erratique et moins manipulée par les lobbys politiques.
Pas le choix, pour s’en sortir, la Tunisie doit se doter de politique industrielle, moins politisée, moins démagogique et davantage fondée sur l’évaluation des impacts des mesures initiées.
Le gouvernement tunisien et l’État dans son ensemble doivent se rendre à l’évidence et évaluer les méfaits de ses politiques (économiques, fiscales et monétaires) sur les activités industrielles.
L’État tunisien doit rompre avec les promesses fallacieuses, souvent insufflées par un establishment politique qui manque de vision économique, qui néglige les investisseurs et qui n’accorde pas aux activités industrielles l’importance qu’elles méritent.

Moktar Lamari, Ph.D.
Universitaire au Canada

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