Le 25 juillet au soir, dès l’annonce du Parlement suspendu, la déferlante populaire envahit les rues, klaxons, chants, cris et you-yous fusent de partout. Au début, j’ai cru à la victoire sportive fêtée par ses partisans galvanisés. Je sors dans la rue à El Manar et, de plus près, je saisis l’enjeu d’un tout autre enjeu.
Le matin du 26, partisans de la déclaration présidentielle et adhérents à la section tunisienne des frères musulmans vocifèrent devant le Parlement interdit d’accès aux députés. A la barbe de son âge avancé, Ghannouchi, le gourou surévalué, demeure assis, en voiture, durant des heures, sans brancher.
Après son appel à une réunion ininterrompue au Parlement, l’attente forcée face à la porte fermée illustre la claque encaissée avec la déconfiture annoncée. Serait-il parmi les empêchés de quitter le pays ?
C’était bien la peine de magouiller tout au long d’un si long parcours pour finir en position assise devant ce lieu de l’humiliation. Le jour même, j’ai interrogé deux interviewés. Le rasé me dit à propos du président : «Im3allam», le barbu évoque «inkilab». Deux seuls profils choisis, en connaissance de cause, emblématisent les positions prises. La vague représentation d’un abcès enfin percé hante l’esprit de maints citoyens médusés. Sur la même piste frayée par Yadh Ben Achour, l’éminent juriste, Ghannouchi dénonce à maintes reprises, l’interprétation erronée de l’article 80 cité par le président accusé de perpétrer un coup d’Etat caractérisé.
Hélas, ce juridisme étriqué reçoit un camouflet infligé par les deux clans mobilisés devant le Parlement. Pour les uns, et en souvenir de l’an 1957, il s’agit, contre vents et marées takfiristes, montés à l’assaut du pouvoir, de sauvegarder l’ethos démocratique à l’instant même où, pour les autres, il est question d’instituer la doxa théocratique. A visages découverts, tel est le débat ouvert. Eu égard à ces deux choix de société, le juridisme borné vient de se briser le nez.
Face à l’antinomie, chère à Kant, Bourguiba ne palabre pas, il agit. Le procès accéléré le 25 et le 26 juillet suggère une problématique apte à élucider ce contexte empirique.
Des penseurs, tel Antonio Négri, opposent la puissance populaire au pouvoir politique. Ce clivage, quelque peu abrupt, séduit l’esprit, mais 1957 lui inflige un cuisant démenti.
Le grand timonier surplombe le pouvoir politique, sans pour autant rompre les amarres attachées à la puissance populaire. Selon certains écrivains, tel Rousseau, la société où le pouvoir corrompt l’homme, lui, bon.
Avec Ennahdha, tel est le cas. Mais avec Bourguiba, ce n’est plus du tout le cas.
L’engagé sur le champ politique peut donc maintenir le contact le plus étroit et quasi charnel avec la puissance populaire.
De là provient «al ittisal al moubachir», thème porté par le grand timonier. L’appartenance au pouvoir politique influence mais ne détermine pas la rupture avec la puissance populaire. Lorsque l’élu trahit l’électeur déçu par l’usurpateur, la tension conflictuelle augmente et tend vers le retour du pouvoir politique récupéré par la puissance populaire. C’est d’elle qu’il provient et une fois excédée, la donatrice de l’autorité reprend son bien mal utilisé.
Les affameurs du peuple, depuis une décennie, voient monter, autour d’eux, «comme une onde qui bout dans une urne trop pleine», écrivait Victor Hugo.
Pour cette raison, la déferlante, bien plus intelligente que les juristes fourvoyés hors piste, paraît vomir Montplaisir et ne semble guère songer, outre mesure, à dégager le personnage campé du côté de Carthage.
Son plan d’action a l’air assez peaufiné avec le contrôle des centres névralgiques et la surveillance des frontières pour empêcher nos «lousouss» de filer une fois l’immunité volatilisée. Des commentateurs avisés soulèvent la question de l’avenir lointain ou rapproché.
Lénine tranche les problèmes au fur et à mesure des moments où ils se poseront. Pour l’instant, les placés par la pieuvre, au sommet des municipalités hurlent, à l’unisson, leur protestation.
Haro, donc, sur les juristes bornés aux propos mort-nés.
Tous deux croyants, pratiquants et anti-nahdhaouis, Nabil Daboussi et Dhaou Akermi, chauffeurs, me disent, tour à tour : «J’approuve ces mesures voulues par le peuple», et «Ces décisions vont chasser les profiteurs et rendre au peuple l’argent du peuple».
Dès lors, à quoi sert un droit serviteur et protecteur de la mafia ?