J’ai été le premier à souligner dans ces mêmes pages depuis le début de l’année que certains pays arabes, dont la Tunisie, sont en train de prendre la voie du scénario libanais conduisant au défaut de paiement et à l’incapacité de l’Etat à honorer ses engagements. Nous avons défini de manière précise le contenu de ce scénario ainsi que son déroulement et ses principales étapes. J’ai indiqué que ce scénario est le résultat de l’interaction entre les crises politiques et l’instabilité qui caractérisent ces pays, et les crises économiques qui conduisent à la faillite de l’Etat et à son incapacité à respecter ses engagements à tous les niveaux, notamment financiers et sanitaires dans le cadre de la crise actuelle. J’ai aussi mentionné que, même si notre pays a pris cette voie dangereuse, les possibilités de sauvetage sont toujours présentes et exigent un programme courageux de stabilisation des finances publiques et de réformes économiques.
Le dernier rapport de l’agence de notation Fitch du 8 juillet 2021 vient confirmer que notre pays est bel et bien engagé sur la voie du scénario libanais et que les voies de réforme et de sauvetage commencent à se rétrécir. L’agence a décidé dans son dernier rapport de rétrograder la notation souveraine de la Tunisie de la note B à B-, avec des perspectives négatives. Comme à son habitude, ce rapport a souligné les arguments qui l’ont poussé à une dégradation aussi importante. Mais, la question la plus importante dans ce rapport concerne l’indication, même si elle est brève, de la possibilité pour notre pays de recourir au Club de Paris pour la restructuration de notre dette. L’importance de cette indication est qu’elle est soulignée pour la première fois dans un rapport officiel utilisé par les grandes institutions financières internationales, comme les investisseurs internationaux pour évaluer notre économie et le niveau de risque qu’elle représente. Cette question est cruciale et sera à ne pas en douter, au centre des préoccupations des institutions internationales au cours des prochains mois. Il est donc nécessaire d’en faire une priorité de l’action publique au cours des prochaines semaines.
J’avais indiqué depuis quelques semaines que le niveau de notre endettement est devenu insoutenable et dépasse largement notre capacité pour l’honorer. J’avais alors suggéré de constituer une commission de travail entre les institutions de l’Etat, et plus particulièrement le gouvernement, la Banque centrale et quelques experts financiers afin d’élaborer une stratégie claire pour réduire le poids de la dette et d’assurer sa soutenabilité.
La méthodologie des notations souveraines
Même s’il y a un grand nombre d’agences de notation sur la scène internationale, trois d’entre elles dominent le marché de la notation et concentrent près de 90% des activités de notation. Il s’agit de Fitch, Standard and Poor’s et Moody’s qui, en dépit de méthodologies spécifiques, convergent quant au choix des principaux critères utilisés dans l’évaluation de la solvabilité des pays et de leur capacité à honorer leurs engagements financiers auprès de leurs créanciers.
On peut regrouper ces différents critères autour de cinq grandes catégories. La première est liée à la production de richesses, et concerne le produit intérieur brut, le produit par tête d’habitant dont l’évolution influe sur la capacité des pays à honorer leurs engagements. Ces agences s’intéressent également au niveau d’endettement des pays, et particulièrement à la question de la soutenabilité de la dette publique. Elles prennent également en considération l’historique des pays en matière de respect de leurs engagements et s’ils ont enregistré un défaut de paiement par le passé. Les agences de notation s’intéressent également au niveau de l’inflation dans les pays.
Parallèlement à ces critères de nature économique et financière, la méthodologie d’évaluation souveraine accorde également une grande importance aux questions politiques, et particulièrement à la stabilité des systèmes politiques et à la solidité des institutions de gouvernance économique et politique.
A ces critères traditionnels, les agences en ont ajouté de nouveaux, particulièrement liés aux réserves des devises des pays ainsi qu’aux transferts des travailleurs immigrés.
L’analyse de Fitch de la situation tunisienne
La dégradation de la note souveraine de notre pays par l’agence Fitch est basée sur une analyse rigoureuse de la situation politique et économique de notre pays. De ce rapport, il est possible de regrouper les éléments qui sont à l’origine de la dégradation de notre note autour de trois aspects importants.
Le premier aspect est d’ordre financier et concerne la dégradation de nos grands équilibres financiers. Ce rapport met l’accent sur l’accroissement du déficit public qui devrait atteindre 8,9% à la fin de l’année 2021. Même si ce déficit a connu une certaine amélioration par rapport à l’année 2020 où il était de 9,9% mais l’amélioration des recettes de l’Etat sera insuffisante par rapport à l’augmentation de la masse salariale, des dépenses de compensation et des dépenses liées à la pandémie. La fragilité des finances publiques va se poursuivre au cours des prochains mois du fait de la faiblesse de la croissance liée aux différentes vagues de la pandémie et au retard en matière de vaccination.
La détérioration des grands équilibres ne se limite pas aux finances publiques, mais concerne également la balance courante. Les prévisions de Fitch indiquent que ce déficit passera de 6,8% du PIB en 2020 à 8% à la fin de 2021, et restera très élevé au cours des prochaines années. En dépit de l’augmentation rapide des transferts des travailleurs immigrés, la balance courante reste fragile du fait du recul de nos recettes d’exportation particulièrement celles liées aux services et au tourisme du fait de la pandémie.
Le second motif de préoccupation concerne le retard enregistré dans la conclusion d’un accord avec le FMI du fait des difficultés à définir, et surtout à appliquer, un programme de réformes réaliste. Comme je l’avais souligné à plusieurs reprises, Fitch estime que notre pays parviendra à finaliser un accord avec le FMI avant la fin de l’année 2021. Mais, cet accord fera l’objet de critiques et de grandes contestations sociales qui rendra son application difficile comme c’était le cas pour les deux précédents accords.
Le vrai danger, dans le retard de cet accord avec le FMI, est lié à la difficulté du financement du budget de l’Etat. Notre pays a mis l’accent sur le financement interne qui a atteint 7,7% du PIB au cours de l’année 2020. Ce recours au financement interne a contribué selon Fitch à la fragilité de notre système bancaire et à l’accroissement des risques.
Le troisième sujet de préoccupation porte sur la dimension politique et institutionnelle. A ce propos, le rapport souligne le progrès enregistré par notre pays en matière de gouvernance et de solidité de nos institutions. Fitch a mis l’accent sur les progrès en matière de lutte contre la corruption, de la transparence, de l’Etat de droit et du droit de regard des organismes de contrôle.
Mais, ce progrès institutionnel a été remis en cause, selon Fitch, par les crises politiques que nous traversons depuis les dernières élections et la grande instabilité qui caractérise la scène politique et qui pèse de tout son poids sur la capacité du gouvernement à formuler des politiques publiques et à les mettre en œuvre afin d’améliorer la situation économique et financière.
Le rapport de Fitch indique une forte détérioration des grands équilibres, les retards dans les négociations avec les institutions financières internationales et le renforcement de la crise politique et de l’instabilité qui sont en train d’accélérer notre marche sur la voie du scénario libanais.
Cette détérioration de la situation financière a été à l’origine du renforcement du poids de la dette qui pèsera de tout son poids sur l’évolution de la situation économique et politique au cours des prochains mois.
L’endettement et le spectre du Club de Paris
Mais parallèlement à la dégradation importante de notre souveraine, l’importance du rapport de Fitch réside dans le fait que pour la première fois un rapport officiel mentionne la possibilité du recours de notre pays au Club de Paris et d’une restructuration de la dette. Et, très probablement ce commentaire sibyllin, s’il a trouvé sa place dans un rapport officiel, est qu’il exprime le sentiment, et peut-être même la conviction de certaines institutions et des investisseurs internationaux face à l’augmentation du poids de la dette.
Comme je l’avais souligné à plusieurs reprises, le poids de notre dette devient un important sujet de préoccupation. L’augmentation du déficit public a été à l’origine d’un accroissement rapide dont le poids est passé de 72% du PIB en 2019 à 89% à la fin de cette année. Le rapport de Fitch indique que nous devons prendre en considération la dette des entreprises publiques, garantie par l’Etat qui représente 16% du PIB, ainsi que les dettes des entreprises publiques auprès de l’Etat qui a atteint 8% du PIB.
Ces chiffres indiquent que la dette est devenue un lourd fardeau pour notre pays et que nous sommes bel et bien rentrés dans une phase de non soutenabilité de la dette et les difficultés liées à son paiement ne font que croître. Le rapport de Fitch a mis l’accent sur cette question devenue un secret de Polichinelle auprès des institutions internationales. Ainsi, le rapport du FMI de février 2021 soulignait que la dette tunisienne allait devenir non soutenable en l’absence d’un programme de réformes économiques largement soutenu et appuyé par les grandes centrales sociales et par les partis politiques. Le rapport de Fitch enfonce le clou en indiquant qu’en l’absence d’un programme de réformes ambitieux et courageux, le passage par le Club de Paris et la restructuration de notre dette vont même devenir un préalable à un accord avec le FMI et les institutions financières internationales.
Le rapport de Fitch et dans un langage très mesuré et diplomatique nous rappelle la gravité de la situation économique et financière de notre pays que nous essayons de fuir pour s’adonner à nos petites guerres politiciennes et nous gargariser avec nos victoires futiles. Notre pays s’avance sûrement vers le scénario libanais avec la réduction des chances de sauvetage face au spectre d’un passage « honteux » devant le Club de Paris.
Notre pays vit un moment crucial dans le domaine financier comme dans le domaine de la santé avec les effets dévastateurs de la pandémie. Mais, je persiste à croire que la possibilité de sauvetage, en dépit de son rétrécissement, est encore possible. C’est à nous de nous mobiliser et de tout faire pour sauver l’Etat et défendre la société.