À entendre les dirigeants nahdhaouis, ce sont tous des démocrates convaincus, mais donnent-ils à cette expression le sens communément accepté ? Si la démocratie consiste à prendre le pouvoir par le biais d’élections et, une fois installé aux commandes, exercer une dictature parce que la légitimité des urnes vous donne le droit de le faire, est-ce donc cela la démocratie ?
La volonté du peuple est-elle souveraine ? Si le peuple le décide dans sa majorité, on établira la charia dans notre pays et on reviendra sur tous les acquis sociaux, CSP compris. On le voit bien dans les débats qui se profilent sur la charia, le problème est loin d’être réglé. Il faut le comprendre et en mesurer les conséquences et selon ce que nous pouvons observer dans les pays arabo-islamiques qui la pratiquent, la charia permet d’exercer une censure redoutable et violente et d’établir un ordre moral rigoureux.
Bien naïf est celui qui croit au discours consensuel d’Ennahdha, car la charia est une obsession pour tous les islamistes. Ils sont incapables de penser la démocratie, c’est-à-dire de penser la différence, car ils sont obnubilés par l’identité arabo-islamique dont ils n’ont qu’une seule lecture. Aucun pays arabe n’est démocratique, pourquoi ? Parce que tous les régimes arabes ont été gouvernés par des monarques ou des califes au pouvoir personnel prépondérant et sans partage. La démocratie est une culture essentiellement basée sur le respect de la différence et le partage des pouvoirs, et le peuple lui-même, dont se revendiquent les islamistes, n’a pas tous les pouvoirs.
Il y a des valeurs institutionnelles qui transcendent la volonté populaire, comme la Constitution qui assure une alternance paisible et détermine l’équilibre entre les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, cette Constitution elle-même garante des libertés individuelles sans lesquelles on ne peut parler de démocratie. Voilà pourquoi les débats sur la prochaine Constitution vont être déterminants pour savoir à quelle sauce nous allons être mangés. À une sauce piquante et liberticide d’un Chourou ou d’un Ellouze ou saura-t-on construire un consensus capable de recueillir l’adhésion du plus grand nombre ? Pour beaucoup de nahdhaouis, je suis sûr qu’ils ont la conviction que ce que le peuple a décidé, le peuple peut le défaire. Pour les plus sages, ils attendront de recueillir les fruits de leur politique.
En effet, nous savons que le projet islamiste est d’islamiser progressivement notre pays. Ce terme de progressif, on l’entend dans la bouche de chaque responsable nahdhaoui comme l’assurance que les choses évolueront dans le calme. On choisit le dialogue pour convaincre lentement la population de la prééminence de la charia et de ses bienfaits. Par exemple, il est possible, avec de la patience et de la douceur, de convaincre la femme de son statut juridique inférieur ainsi que des avantages de la bigamie. Tout comme convaincre que la vérité réside dans les mains d’un conseil supérieur islamique pour régenter la vie civile et familiale et pour nous diriger dans la voie « droite », même à coups de bâton s’il le faut. Il faut comprendre évidemment que toutes ces restrictions à nos libertés se feront seulement et uniquement pour notre bien.
Il y a un quiproquo à lever de toute urgence qui porte sur la signification de ce qu’on a appelé le printemps arabe. On a pensé — et la majorité des Tunisiens ont cru — à l’instauration d’une démocratie à l’occidentale avec tout ce qu’elle permet comme libertés. Or les déclarations de dirigeants nahdhaouis, sur le rôle déterminant joué par le petit État du Qatar dans notre révolution, par l’intermédiaire de sa chaîne al Jazira et par d’autres aides non précisées qui doivent correspondre à des fonds occultes ayant servi à financer des campagnes électorales, apportent un autre éclairage. Nous parlions de révolution et de démocratie et eux parlaient de conquêtes islamiques semblables à celles qui ont eu lieu jadis, comme si nous étions des mécréants qu’il fallait convertir. Quelle tragi-comédie ! Mon index bleuté doit rougir de honte.
En réalité, le rêve des démocrates n’était que pur fantasme et les promesses de démocratie, vaine illusion. Le 23 octobre, nous sommes allés ouvrir la porte aux islamistes qui, eux, avaient d’autres ambitions qu’ils sont désormais en train de concrétiser. Sinon comment comprendre qu’un petit monarque du golfe ait financé une révolution capable de mettre en péril son siège, le sien et celui de tous ses congénères qui règnent sans partage sur les richesses du Moyen-Orient, usant et abusant sans vergogne de leur identité arabo-musulmane qui leur sert de rempart contre la colère de leur peuple ?
Ce qui me désole le plus, c’est que si ces gens concrétisent leurs ambitions, ils confisqueront le pouvoir pour des générations, exerçant une censure et un pouvoir sans partage, et tout cela au nom du peuple. Nous serions alors tous coupables d’avoir cru que nous avions la maturité et la sagesse pour être des démocrates et surtout coupables d’avoir entretenu l’illusion que nous pouvions acquérir en quelques mois ce que d’autres peuples ont mis des siècles à obtenir. La démocratie est une culture apparemment étrangère au monde arabo-islamique.
* Artiste-peintre et écrivain
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