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Alger a pu faire extrader l’ancien PDG de Sonatrach en fuite, mais d’autres hauts responsables accusés de corruption courent toujours.
« L’image du coupable menotté humilié par les caméras, on a déjà vu ça ! En juin l’an dernier, on nous a montré Ahmed Ouyahia [ex-Premier ministre de Bouteflika condamné à quinze ans de prison dans des affaires de corruption, NDLR], menottes aux poignets, traîné par les gendarmes à l’enterrement de son frère… » Kamel, la quarantaine, restaurateur à Alger, a, comme une bonne partie de l’Algérie devant sa télé le 4 août dernier, arrêté ce qu’il était en train de faire pour regarder la retransmission de l’arrivée d’Abdelmoumen Ould Kaddour, ex-PDG de Sonatrach, premier groupe d’hydrocarbures en Afrique, à l’aéroport d’Alger.
*Le protégé des Bouteflika
La vidéo de cette ancienne figure influente de l’ère Bouteflika, menottée et encadrée par des policiers, photographiée de face et de profil comme un Dalton devant d’avides caméras – tout comme celle d’Ahmed Ouyahia au cimetière – montre surtout ce dont le système est capable quand il décide de renier ceux qu’il a autrefois nourris de privilèges. Car il aura fallu quatre mois de négociations entre les représentants du ministère algérien de la Justice et les autorités émiraties pour qu’Abdelmoumen Ould Kaddour soit extradé des Émirats arabes unis. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international, il y avait été arrêté en mars, à l’aéroport de Dubai où, selon les médias, il faisait escale à l’occasion d’un voyage entre Paris et Mascate (Oman). L’ex-premier responsable de Sonatrach avait quitté l’Algérie en 2019 après avoir été limogé de Sonatrach, en avril, emporté par le hirak, énorme mouvement de contestation populaire qui a poussé à la démission Abdelaziz Bouteflika, son protecteur. En 2009, l’ex-président déchu lui avait permis de sortir de prison avant d’avoir purgé une peine de prison de trente mois après avoir été condamné par la justice militaire, deux ans plus tôt, pour « divulgation d’informations classées défense ».
*D’autres « cibles » à extrader
Les autorités poursuivent aujourd’hui Ould Kaddour dans deux affaires où il aurait perçu, par divers montages financiers, des sommes importantes de manière illégale. La première est liée au rachat à ExxonMobil d’une vieille raffinerie en Italie pour un montant de 720 millions de dollars, un montant jugé « excessif » par l’enquête judiciaire. La seconde est liée à des marchés de gré à gré octroyés par de nombreux ministères dans des conditions de « surfacturation » à Brown & Root Condor, joint-venture algéro-américaine entre Sonatrach et une des filiales de Halliburton dirigée alors par Ould Kaddour, désormais dissoute. « L’arrestation d’Ould Kaddour devrait en inquiéter plus d’un », confie au Point Afrique une source judiciaire en évoquant plusieurs noms de personnalités de l’ère Bouteflika en fuite à l’étranger.
Dans son édition du mardi 10 août, le quotidien francophone El Watan évoque deux haut gradés eux aussi inscrits sur les notices rouges d’Interpol. Le premier, ex-commandant de la Gendarmerie nationale, le général Ghali Beleksir, en fuite depuis l’été 2019, est poursuivi pour « haute trahison ». Selon les aveux de Guermit Bounouira, qui fut secrétaire particulier de l’ex-chef d’état-major Ahmed Gaïd-Salah, extradé par la Turquie à la demande d’Alger au début du mois d’août, Beleksir aurait divulgué des documents auprès d’activistes algériens, installés en France et au Royaume-Uni, et de services étrangers, des documents pouvant porter atteinte à la sécurité nationale. Son nom est réapparu récemment à l’occasion d’une enquête réalisée par le journal britannique The Guardian révélant une liste de plus de 2 000 personnes ayant acheté la citoyenneté du Vanuatu, petit pays du Pacifique et paradis fiscal. Les sources citées par El Watan assurent que « l’extradition de Beleksir n’est « qu’une question de temps ».
*« Diversion » ?
Le second, ex-chef de la première région militaire, le général-major Lahbib Chentouf, poursuivi pour « malversation », est déjà condamné par contumace à vingt-cinq ans de réclusion criminelle (depuis sa fuite en Espagne alors qu’il était frappé d’une interdiction de sortie du territoire) pour « malversation » et « enrichissement illicite ». Dans son cas, les autorités espagnoles, qui l’ont interpellé, ont refusé de l’extrader au motif que le dossier n’était pas assez « étayé ».
Cette traque, qui passe par la collaboration avec les États, tout comme l’aide judiciaire pour la récupération des fonds détournés à l’étranger, laisse toutefois plusieurs observateurs sceptiques. « Je crois qu’on essaie de faire diversion, estime le journaliste spécialisé en économie Hassan Haddouche, interrogé par Le Point Afrique. La situation désastreuse dans laquelle se trouve le pays est imputable à 99 % à notre modèle de développement et à 1 % à la corruption. » Ceux qui ont travaillé de près ou de loin avec Abdelmoumen Ould Kaddour, l’ex-PDG de Sonatrach l’admettent : « Il s’est peut-être mis de l’argent dans les poches, comme tout le monde à ce niveau-là », mais il était aussi « un patron visionnaire », un « interlocuteur de haut niveau pour les partenaires étrangers », quelqu’un qui avait réussi « des investissements étrangers importants » à l’instar d’une importante usine pétrochimique en Turquie, un projet… qui n’a pas été abandonné.
*Difficile mission
« On a quand même l’impression que tous ces gens dont on nous parle ne sont que des boucs émissaires et que les vrais responsables restent impunis », se désole Kamel, le restaurateur en citant, par exemple, l’ex-ministre de l’Énergie et ancien patron de Sonatrach Chakib Khelil. Dans les faits, certaines extraditions seront difficiles, voire impossibles. En fuite aux États-Unis, Chakib Khelil ne risque pas grand-chose : ses protections américaines devraient le mettre à l’abri. L’ex-ministre de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb réfugié en France ? Il serait, selon des médias algériens, protégé par sa nationalité française. L’ex-secrétaire général du FLN Amar Sadani que la rumeur dit caché au Maroc ? Probable que les relations tendues entre Alger et Rabat le mettent à l’abri pour un bon moment. Un seul dossier semble avancer, selon des médias locaux : celui de l’homme d’affaires Farid Bedjaoui, neveu de Mohamed Bedjaoui, ex-président du Conseil constitutionnel. En fuite à Dubai, il serait poursuivi pour trois affaires de corruption liées à des contrats dans les hydrocarbures.
(Le Point)