Dans une interview au quotidien Le Monde, avant sa disparition, le philosophe français Michel Serres avait indiqué sur l’état du monde et des turbulences qui le secouent depuis quelques années que « l’ère du temps est triste ». Une phrase belle et poignante qui me revient à chaque fois que je réfléchis sur les évolutions et les transformations que notre monde est en train de traverser. Ainsi, cette tristesse et la laideur du monde sont de mon point de vue derrière les révolutions que nous sommes en train de vivre au cours des derniers mois.
Les paroles de Michel Serres sont fortement éloignées d’une autre belle phrase que le cinéaste français Chris Marker avait utilisée en 1977 pour nommer son film, « Le fond de l’air est rouge », film resté comme une œuvre majeure dans le cinéma mondial. Ce film cherchait à analyser, comme Michel Serres quelques décennies plus tard, l’état du monde avec cette vague révolutionnaire qui avait pris naissance au lendemain des révoltes de la jeunesse de mai 1968. L’ère du temps était rouge à l’époque avec la montée d’une lame révolutionnaire et l’espoir d’un changement révolutionnaire un peu partout dans le monde pour mettre fin à l’exploitation, à la marginalisation et à l’hégémonie du conservatisme politique et social.
Ainsi, l’ambiance rouge et la montée des luttes au cours des années 1970 sont à l’origine de cette poussée révolutionnaire dans le monde. Cette atmosphère de dissidence, la présence de partis révolutionnaires, l’influence de dirigeants charismatiques, ainsi que la confiance dans la capacité des partis à ouvrir des perspectives révolutionnaires, ont donné naissance à cette lame révolutionnaire qui a imprégné l’air du temps au cours de ces années rouges.
La comparaison entre cette époque qui apparaît aujourd’hui comme un lointain souvenir, et les turbulences de notre monde laissent apparaître de grandes différences. Ainsi, l’attrait des théories révolutionnaires a nettement diminué et les partis s’y référant ont pour la plupart disparu, et ceux qui restent ont vu leur influence se réduire comme peau de chagrin. Les dirigeants charismatiques et capables de tracer des perspectives révolutionnaires et d’assurer une grande mobilisation des masses sont devenus une denrée rare. Mais, la différence fondamentale entre les deux moments concerne le désenchantement et cette absence de confiance dans l’avenir et dans notre capacité à changer le monde vers le meilleur.
Toutefois, en dépit de ces différences fondamentales, ces deux périodes se rejoignent dans ce retour de la ferveur révolutionnaire. Comme dans les années 1970, notre monde connaît une montée de vague révolutionnaire sans précédent qui touche un grand nombre de pays dans différentes régions du monde. Or, si l’espoir dans la construction d’un monde meilleur est derrière les révoltes du siècle passé, c’est la tristesse aujourd’hui et la laideur, comme l’a souligné Michel Serres, qui sont à l’origine de cette nouvelle lame révolutionnaire qui emporte notre monde. En effet, si l’espérance peut enfanter des révolutions, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment la tristesse, le désespoir et le découragement peuvent nourrir la ferveur révolutionnaire.
Cette nouvelle vague révolutionnaire a commencé au lendemain de la grande crise financière de 2008. Les révolutions du printemps arabe parties de Tunis en 2011 ont donné le point de départ à cette nouvelle vague révolutionnaire. Cette dissidence a pris naissance en Tunisie en 2011 pour se répandre au monde arabe et nourrir un espoir de changement meurtri par un autoritarisme anachronique. Cette vague a touché l’Europe avec les rassemblements de Puerta del Sol en 2011 à Madrid, ceux de New York avec Occupy Wall Street la même année. Elle n’a pas arrêté de s’étendre avec les manifestations du parc Gezi à Istanbul en 2013, celles de Maidan à Kiev en 2014 et les rassemblements de Nuit Debout en France en 2016. Cette lame révolutionnaire a pris de l’ampleur au cours des derniers mois pour toucher d’autres pays comme l’Algérie, le Soudan, et plus récemment le Liban, le Chili, Hong Kong et l’Irak.
Cette montée a été confirmée par plusieurs études et rapports. Ainsi, le Centre national sur les conflits pacifiques en France a indiqué que le nombre de mouvements sociaux exigeant des transitions et des changements politiques a doublé entre les années 1990 et les années 2000. Ce même rapport souligne que le nombre de conflits au cours de la période allant de 2010 à 2015 a dépassé celui enregistré au cours de la première décennie du siècle.
Les observations et les éléments statistiques montrent que le monde vit bel et bien une montée des luttes et que la vague révolutionnaire est en train de s’étendre à travers le monde. L’analyse de ces mouvements souligne qu’ils se situent au centre des trajectoires historiques et politiques de ces sociétés. Ainsi, « la goutte qui a fait déborder le verre » ou les déclencheurs de ces révoltes diffèrent d’un pays à l’autre. C’est l’augmentation des prix du carburant dans le cadre des politiques de lutte contre le changement climatique qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes en France. Au Chili, c’est l’augmentation des prix du métro. Au Liban, c’est l’augmentation des prix des communications du réseau de téléphonie WhatsApp qui a mis le feu aux poudres.
Mais, en dépit des spécificités de ces mouvements et de l’imbrication de ces vagues révolutionnaires dans les dynamiques historiques et politiques des pays d’origine, il est possible de dégager trois caractéristiques communes entre les différents mouvements. La première concerne les fondements profonds de cette nouvelle vague révolutionnaire. A ce propos, nous mettons l’accent sur trois facteurs majeurs qui ont déclenché ces vagues révolutionnaires et ce retour de l’ardeur perdue du temps où le fond de l’air était rouge. Le premier facteur est lié à la fermeture des systèmes politiques et au recul de la démocratie à travers le monde. Ainsi, la révolution algérienne cherche-t-elle à supprimer la mainmise de l’Armée sur le système politique depuis l’indépendance. Au Liban, les révolutionnaires ont pris comme ligne de mire le système politique basé sur les castes et hérité de l’indépendance qui a largement contribué à la division de la société libanaise et à la montée du népotisme et de la corruption. Nous retrouverons les mêmes revendications politiques à Hong Kong où les jeunes rejettent les tentatives du parti communiste chinois d’imposer son hégémonie sur l’espace politique et le recul des libertés démocratiques que la ville a connu depuis la Seconde Guerre mondiale.
Le recul de la démocratie et la fermeture des régimes politiques sont confirmés par une série de rapports et d’analyses publiés par d’importantes institutions et organisations non gouvernementales qui s’occupent de l’observation des systèmes politiques, des droits et des libertés dans le monde, dont Freedom House qui a souligné ces reculs et ces régressions dans ses derniers rapports.
Cette vague révolutionnaire trouve également ses origines et son fondement dans la misère sociale où se mêlent marginalisation sociale et perte d’espoir. Cette dimension a joué un rôle majeur dans la tristesse et la grisaille qui ont couvert le monde. La montée des inégalités sociales n’est pas propre à un pays, mais il s’agit d’un phénomène global qui s’est développé aux confins de la globalisation faisant de la marginalité et de la fragilité sociale un mal qui ronge autant les classes moyennes que les classes populaires en Amérique du Nord, en Europe, ainsi que dans un grand nombre de pays en développement.
Le troisième facteur qui explique la montée des contestations et des protestations dans le monde est lié à cet enfermement des élites sur elles-mêmes, leur arrogance et leur refus de s’ouvrir aux classes populaires et moyennes. Ce rejet a été à l’origine d’un grand ressentiment et d’une grande animosité de la part des couches populaires pour faire de la dignité l’une des plus importantes revendications de cette nouvelle vague révolutionnaire.
Ainsi, en dépit de la spécificité de leurs trajectoires historiques, les révolutions se retrouvent dans la convergence de leurs causes profondes et dans les déclencheurs de cette nouvelle flamme révolutionnaire qui font de la démocratie, de la dignité et de la justice sociale leurs revendications les plus importantes.
Parallèlement à leurs origines, le second point de convergence de ces nouveaux mouvements sociaux se trouve dans leurs dynamiques. Ainsi, le caractère pacifique est une caractéristique commune de l’ensemble de cette vague de contestation. Par ailleurs, il faut souligner une grande participation des femmes et des jeunes qui donnent à ces mouvements un caractère festif.
Reste la question essentielle et relative à l’avenir de ces mouvements et l’incertitude sur leur capacité à ouvrir de nouvelles perspectives démocratiques et sociales dans leurs pays. Cette incertitude est d’abord liée à la capacité de ces mouvements à poursuivre leur mobilisation, particulièrement dans un contexte marqué par la montée de la répression. Ainsi, certains rapports ont indiqué que le nombre de morts dans les mobilisations à Bagdad a atteint 270 et les révoltes ont fait 250 morts au Soudan, 20 à Santiago, et cinq à Hong Kong, ainsi qu’un grand nombre d’arrestations dans tous les pays. Cette répression pourrait toucher la ferveur révolutionnaire et entraîner le reflux de cette mobilisation. L’autre facteur d’incertitude est lié à son caractère spontané et à l’absence de partis et d’organisations forts, capables de lui ouvrir des perspectives de changement démocratique et social.
L’histoire nous a appris que les grands moments d’espérance et de confiance dans l’avenir, lorsque le fond de l’air est rouge, sont favorables aux ferveurs et aux mouvements révolutionnaires, mais par contre, que les moments de doute, de peur, sont ceux du recul du mouvement social. Or, la situation actuelle est en train de démentir ces grandes leçons de l’histoire. Les moments de tristesse, de chagrin et de désespoir produisent également des vagues révolutionnaires en faveur de la démocratie, de la justice sociale et de la dignité.
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