L'arrivée, la semaine dernière, d’un premier convoi de denrées alimentaires offertes par la Libye, a suscité un sentiment grandissant d’humiliation chez la plupart des Tunisiens. De l’accablement à l’écœurement, en passant par la honte, l’humiliation, la stupeur, notre peuple ne se retrouve plus dans son pays et se défie d’une classe politique qu’il juge de plus en plus incompétente. Qui aurait cru qu’on pourrait un jour arriver à ce stade de l’effondrement ? Les humiliations mettent en cause les citoyens eux-mêmes : ils se sentent abandonnés et méprisés de mille manières, par le pouvoir bien sûr, par les médias évidemment qui, pour faire passer la pilule de l’humiliation, l’enrobent dans un dessein «humain», mais aussi par le regard des autres peuples. «… Et j’ai appris comment s’effondrent les visages», écrivait la grande poétesse russe Anna Akhmatova. Les plombs ont sauté d’un coup sur fond de désespoir. Tout ce qui a structuré les générations depuis l’indépendance en 1956 est en train de voler en éclat. Même sous un régime «autoritaire», il existe un contrat social tacite sur lequel repose un consensus minimal, nécessaire pour sauvegarder la dignité des citoyens. Ce contrat exige de respecter les trois piliers de notre inconscient collectif : d’abord, l’honneur national, ensuite, la tripe patriotique avec des pulsions égalitaires qui remontent aux gloires de Carthage, enfin, le culte de la grandeur de l’être tunisien. L’art de gouverner ce pays nécessite que le pouvoir s’assoie sur ce tabouret à trois pieds. S’il en oublie un ou en privilégie un autre, cela peut mal finir. Depuis plus d’une décennie, les slogans dits «de fierté nationale» se sont multipliés sans empêcher des dérives blessantes qui, lorsqu’elles se produisent, jettent l’opprobre sur l’ensemble de la classe politique et accroissent l’ampleur de la défiance. Dans le gigantesque «vide-greniers» de leurs frustrations souvent contenues et l’immense «bric-à-brac» de leurs revendications électriques, tout au long de l’histoire, les Tunisiens n’ont jamais accepté l’humiliation. Toutes les composantes de la société : les riches prédateurs et les pauvres braillards, les démagogues populistes et les tartufes islamistes, les ultranationalistes et les hyperlaxistes, les patriotes et les traîtres, les sages et les farfelus, se sont unis en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre. Les responsables politiques, au pouvoir ou à l’opposition, conspués à plein temps, ne peuvent pas dire «Nous ne savions pas !» En ignorant certains principes sociaux de base, ils s’obstinent dans une escalade qui ne réglera aucun des problèmes du pays. C’est la honte des politicards, le déshonneur d’une «élite» politique qui a enfoui sa «passion» trompeuse de dignité. Ce qui me frappe, c’est la renonciation à ce qui est non seulement notre patrimoine humain, notre héritage social, mais aussi à ce qui est probablement le «nœud», c’est-à-dire le point de cristallisation historique, à partir duquel toutes nos valeurs civilisationnelles s’articulent. La dignité est la première des libertés. La démocratie commence avec la sauvegarde de l’honneur national et l’instauration de la paix sociale et d’un Etat de droit. Il ne s’agit en aucun cas de provocations, de désirs de nuisance ou d’une incitation à regarder ailleurs, seulement d’une étiologie que l’on ne peut ignorer pour avoir quelque espoir de prévenir et traiter le mal. Surtout que les ressentiments sont un poison. Lorsqu’ils se développent et ne sont pas traités, ils font vaciller les régimes politiques. Et parfois, ils mènent à leur chute.