Les régimes forts au Maghreb ont-ils réussi à faire taire toutes les voix dissidentes ? L’autoritarisme a-t-il réussi à museler toutes les oppositions au système du parti unique et à sa mainmise sur l’appareil de l’Etat ? La répression, la peur et la fermeture de l’espace politique ont-elles été à l’origine de l’extinction de la critique des pouvoirs et de la raison d’Etat pendant les six décennies de la « courte » vie de l’Etat post-colonial dans les pays du Maghreb ?
Ce sont ces questions et bien d’autres qui nous traversent l’esprit lorsque nous lisons les histoires politiques officielles du Maghreb contemporain. Ces histoires nous peignent l’image d’un espace public dominé par l’appareil d’Etat et marqué par l’hégémonie des partis uniques, notamment en Algérie et en Tunisie. Il s’agit dans ces analyses de l’espace politique normalisé, érigé dans la gloire des dirigeants nationalistes et qui a réussi à évacuer de sa dynamique toute contestation et les voix rebelles.
Cette vision est en train d’être balayée par de nouvelles études d’où ressortent la complexité de l’espace public maghrébin, la pluralité de ses acteurs et la multiplicité de ses voix et paroles. Mais, ces études et ces travaux restent parcellaires et, dans la plupart des cas, se limitent à un pays ou à un mouvement d’opposition. C’est le nouvel essai de Khadija Mohsen-Finan et de Pierre Vermeren intitulé « Dissidents du Maghreb depuis les indépendances », publié il y a quelques jours chez Belin, qui vient remplir un vide et nous proposer une lecture plus fine de la complexité de l’espace public maghrébin et de sa pluralité depuis les indépendances.
L’intérêt de ce travail est double. D’abord par leurs choix et options méthodologiques, les auteurs ont donné une qualité indéniable à ce premier travail d’envergure sur l’histoire des oppositions dans le Maghreb. Il faut d’abord mentionner la maîtrise des auteurs sur les dynamiques et les trajectoires politiques dans la région ne se limitant pas à un seul pays. Il faut également mentionner la « neutralité » politique des auteurs, nécessaire pour l’étude d’une question aussi complexe et qui se situe au cœur des passions et des controverses. Cela donne à cet essai l’objectivité nécessaire à l’analyse d’une question aussi complexe. Par ailleurs, les auteurs ne se sont pas limités dans leurs démarches aux travaux et aux recherches écrites mais ont effectué aussi une série d’entretiens avec les acteurs des mouvements de l’opposition offrant un éclairage nouveau. On peut également souligner l’important travail bibliographique et la chronologie historique proposée qui ne peuvent qu’aider à ouvrir ce domaine de recherche à de nouvelles générations de chercheurs pour de nouveaux travaux.
L’intérêt de cet essai ne se limite pas à ces choix méthodologiques mais s’explique également par les hypothèses et les résultats de ses analyses. Parallèlement à l’hommage que les auteurs ont cherché à rendre à ces voix dissidentes pour les sauver de l’abandon et participer à l’écriture de la mémoire maghrébine, cet essai contribue à une véritable réécriture de l’histoire politique au Maghreb en mettant l’accent sur la richesse, la diversité et la pluralité de l’espace public qui ne se limite pas aux voix dominantes des partis au pouvoir et des Etats post-coloniaux. Cet essai nous invite à un voyage passionnant dans les méandres des voix dissidentes et des oppositions qui met en exergue la richesse de leurs expressions et de leurs projets mais aussi, leur résistance face à l’appareil répressif des régimes à l’autoritarisme naissant.
Le point de départ de ce voyage commence par le mouvement national et les luttes entre les frères ennemis qui ont marqué cette histoire sanglante des luttes de libération nationale dans les différents pays du Maghreb. Ces luttes intestines entre les youssefistes et les bourguibistes, les différentes fractions du FLN ainsi que les différentes composantes du mouvement national au Maroc avec le makhzen, se termineront par l’élimination des frères d’armes et la marginalisation des oppositions, ce qui permettra à l’Etat post-colonial d’établir son hégémonie sur l’espace public à partir du milieu des années 1960.
Mais, le calme que connaîtra l’espace public dans les pays du Maghreb sera de courte durée et les voix dissidentes et les oppositions vont reprendre leur quête de liberté et de pluralisme. L’essai va s’intéresser à trois générations d’opposants et de dissidences. La première est celle de la jeunesse révoltée dans le sillage de l’élan révolutionnaire de mai 1968. Les pays du Maghreb connaîtront leur mai 1968, pour certains comme la Tunisie, bien avant le mois de mai français, et les révoltes de la jeunesse de gauche vont animer l’espace public tout au long des années 1960 et le début de la décennie 1970. Les mouvements de Perspectives en Tunisie, le PAGS en Algérie et Ilal Amam et le mouvement du 23 mars au Maroc, ont porté les espoirs de la jeunesse d’un changement révolutionnaire et de la sortie de cet hiver dans lequel se sont glissés les Etats post-coloniaux.
La seconde génération d’opposants est celle qui a émergé dès le début des années 1970 et qui a fait de l’ouverture démocratique et de la fin du parti unique son principal objectif. Cette génération est différente de la première, n’a pas épousé les options révolutionnaires et n’a pas fait du marxisme son référent idéologique. L’ouverture de l’espace public, le respect des libertés fondamentales et des droits de l’homme, ainsi que le pluralisme et la diversité, sont au centre du combat de cette nouvelle génération. Cette mouvance démocratique sera non seulement à l’origine de l’émergence des premières ligues des droits de l’homme dans le monde arabe, notamment la tunisienne qui verra le jour en 1977, mais inscrira définitivement la question démocratique au centre du débat public.
La troisième génération de dissidence est celle de l’islam politique qui va se développer dans les pays du Maghreb à partir du milieu des années 1970 qui va commencer par des tentatives de relecture du Coran pour prendre une voie nettement plus politique plus tard sous l’influence de la révolution iranienne et de l’expérience des Frères musulmans en Egypte. L’angle d’attaque de cette nouvelle dissidence sera le projet de modernisation du mouvement national et des Etats post-coloniaux qui ont nettement marginalisé le substrat culturel et religieux des populations. Cette nouvelle opposition fera du retour des questions culturelles et identitaires le centre de leurs revendications.
Cet essai réussit donc à retracer toute la richesse de l’espace public maghrébin et sa pluralité en dépit des tentatives des régimes autoritaires de faire taire et de marginaliser les voix dissidentes. Il a permis de saisir et de réfléchir sur l’expérience des différentes générations d’oppositions et des expressions politiques dans les différents pays maghrébins. En dépit de leur diversité, ces oppositions ont réussi à structurer l’espace politique et ont fait du changement social, de la transition démocratique, du pluralisme et de la prise en compte des aspects culturels, l’horizon de l’expérience politique dans les pays du Maghreb.
Certes, nous avons pu relever quelques lacunes, notamment la part relativement faible accordée aux oppositions islamistes, l’absence des cyber-dissidents dans ce tour d’horizon et l’appréciation relativement excessive du bilan des oppositions dans le Maghreb. Mais, en dépit de cela, les auteurs nous ont offert dans cet essai une lecture nouvelle de l’histoire politique du Maghreb qui rompt avec les versions officielles et met l’accent sur la dissidence pour retracer toute la richesse et la pluralité de notre expérience collective. n