Ce titre est emprunté à un roman-fleuve (890 p.) de l’écrivain et réalisateur allemand Chris Kraus, traduit en français par Rose Labourie (Belfond). L’auteur s’efforce de prendre opportunément prétexte de la transformation de ses compatriotes en malveillants pour revenir sur une tragédie morale collective restée sans explication. Telle que le roman la dépeint, cette situation n’est pas loin de ce que nous vivons dans notre pays. Cela fait quatorze ans que la société tunisienne est prise dans le tourbillon d’une des plus longues crises morales qu’elle ait traversées depuis des décennies. C’est qu’en cette période, l’ignorance ne cesse de faire des progrès et que d’incroyables foutaises sont désormais gravées dans le comportement d’une grande partie de la population. Devant le déluge de mensonges, de contrevérités, de bêtises qui nous tombe dessus, il s’est avéré que de tous nos maux, l’ignorance est toujours le pire. Rongé par ce fléau, notre peuple paraît n’avoir d’oreille que pour la secte charlataniste qui, sur à peu près tous les sujets, veut lui faire prendre des vessies pour des lanternes. De façon non moins choquante que les débordements d’une gigantesque entreprise de haine auxquels elle a donné lieu, l’ignorance a offert le spectacle d’un pays sombrant presque collectivement dans la détestation mutuelle la plus dramatique. Plutôt que d’arracher aux citoyens leur capacité à réfléchir comme le font les tyrannies, l’ignorance les amène à y renoncer. Car c’est là que l’individu passif devient «sujet» d’une crédulité infinie.
Dans cette collectivisation de l’ignorance, dans cette démocratisation de la bassesse, tout a déraillé, et nous voilà face à une machinerie de la dégradation bas du front où les novices sont satisfaits de leur mesquinerie, entêtés dans leur nullité.
Alors tout sonne faux, outré, on va de caricature en caricature. D’ailleurs, la question qu’on doit poser aujourd’hui est justement celle-ci: qui, au juste, sont les nouveaux maîtres de cette sous-idéologie de l’idiotie et de l’ignorance qui sèment à tout vent injonctions et exorcismes ? Et la réponse est bien sûr troublante et polémique.
La question est inquiétante, elle devient brûlante surtout que cette flétrissure est d’autant plus odieuse qu’elle s’exprime dans le lâche confort de la liberté d’expression. On oublie souvent que cette condition élémentaire de la démocratie peut en devenir l’ennemie lorsque, loin d’être la sève nourrissante d’une prise de conscience salutaire, elle se laisse gagner par la bêtise la plus hargneuse.
À l’heure où ce phénomène affreux et ses variations dramatiques couvent de plus en plus les appels à la raison, que sommes-nous en train de faire de notre société ? N’est-il pas temps, à ce stade de décrépitude, de sortir de cette impasse fortement désastreuse dans laquelle il ne peut y avoir que des ignorants et des charlatans ?
Sans sombrer dans un moralisme béat, mon constat est simple : la propagation de ce phénomène est moins due au «talent» des charlatans qu’à notre vide moral et culturel. C’est ce vide qui nous importe plus que leur abjection. Donnant raison à Gramsci lorsqu’il disait que ces combats «se gagnent d’abord culturellement», rien n’est plus stimulant que d’essayer de prévenir et de réagir au plus vite pour empêcher que ne s’enclenchent un processus de banalisation avec le cynisme, le délitement de la méritocratie, la perte des valeurs, l’engloutissement de nos racines identitaires recouvertes désormais par des forêts d’inculture et d’ignorance.
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