La fin du néolibéralisme

Sociologue suisse de grand renom, auteur prolifique de vingt huit ouvrages passionnants, Jean Ziegler publie, en 2018, un livre titré « Le capitalisme expliqué à ma petite fille ».
Dès la page 12, il impute au capital tous les maux infligés aux franges élargies de l’humanité : « Le mode de production capitaliste est responsable de crimes abominables, de massacre quotidien de dizaines de milliers d’enfants par la sous-alimentation, la faim et les maladies liées à la faim, du retour d’épidémies vaincues par la médecine, mais aussi de la destruction de l’environnement naturel, de l’empoisonnement des sols, de l’eau et des mers, de la destruction des forêts… ».
Comment ce processus inéquitable, insoutenable, immoral, inadmissible, est-il possible ? A la question incontournable, voici la réponse donnée par le pourfendeur du néolibéralisme déchaîné : « Le Sud finance le Nord et notamment ses classes dominantes. Le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud est, aujourd’hui, le service de la dette. Les flux de capitaux Sud-Nord sont excédentaires par rapport aux flux Nord-Sud… La dette garantit l’ordre cannibale du monde ».
En guise de conclusion, l’auteur prescrit la destruction du néolibéralisme : « On n’est jamais impuissant en démocratie. Vous pouvez agir pour détruire cet ordre cannibale ». Zohra, sa fille, lui demande : « Comment donc ?  Quand viendra cette insurrection ? » Il répond : « Personne ne le sait, mais elle viendra ». Marx et Engels aussi espéraient assister à la révolution prolétarienne qui abattra le système capitaliste la semaine prochaine. Hélas, les progrès techniques déjouèrent la prévision utopique. De nos jours, instruit par l’illusion des premiers communistes obnubilés par leur optique dogmatique, Jean Ziegler, bien que Suisse, achève son brûlot par une réponse de Gascon. Après avoir promis monts et merveilles à propos d’un néolibéralisme bientôt agonisant, c’est plutôt l’ouvrage, tout entier, qui finit en queue de poisson.
Soumettons la généreuse doxa zieglérienne à l’épreuve de la situation tunisienne. Certes, l’économie croule sous le poids insupportable de la dette souveraine. Cependant, voici à peine peu de temps, nos grands parents évoluaient à dos d’âne, de cheval, de mulet ou de chameau. Et maintenant, les voitures encombrent la circulation. Dans ces conditions, liées à l’universalité, les rapports internationaux d’inégalité reproduits par les flux dissymétriques de l’échange inégal, accompagnent partout, mais à divers degrés, la transition de l’ancienne société à la modernité.
Tel est le volet que Jean Ziegler, sans aucun doute bien intentionné, excelle dans l’art d’occulter. Ainsi, la destruction de l’homme et du milieu par l’homme ne date pas de l’ère néolibérale, mais elle commence à prévaloir dès la préhistoire.
André Leroi-Gourhan, ce grand savant, le démontre avec une extrême rigueur et une remarquable précision.
De même, Hobbes et Freud subodorent la férocité intemporelle parmi les dispositions subjectives de la condition humaine, quand bien même tel ou tel système économique pourrait infléchir vers la guerre indissociable des intérêts liés aux drames sériels provoqués par les complexes militaro-industriels.
J’adresse, à contre-cœur, cette objection à Jean Ziegler. En février 1993, quand je fus convoqué par la justice pour avoir paraphé, avec des collègues, une pétition contre la torture, Jean Ziegler adresse au Président, aujourd’hui dégagé, le message suivant : « Excellence, j’ai l’honneur d’intervenir auprès de votre autorité en faveur du professeur Khalil Zamiti, l’un des sociologues arabes contemporains les plus prestigieux et les plus respectés. Son œuvre et son combat font honneur à la démocratie tunisienne… ».
Ce télégramme, avec ceux, pareils, de Bourdieu, Marie Louise Pellegrin et Maxime Rodinson, incita, sans doute, le président à ordonner l’annulation du procès après l’avoir décidé. C’était le temps, bienheureux, où le parlement ne mettait pas de bâtons dans les roues du char affecté au président.
Maintenant, Bajbouj, pourtant adulé par une large part de la population, propose la juste égalité successorale et le parlement, noyauté par les takfiristes impénitents, dit non, au nom du Coran. Quel sale temps ! La démocratie sert d’alibi aux tenants de la chienlit et Fidel Castro dénonçait ce que l’Occident traficotait avec son ainsi nommée « démocratie ». Mais revenons à nos moutons.
A contre-cœur disais-je, même si le débat d’idées n’a rien à voir avec l’amitié vraie. J’ai si bien connu Jean et son admirable épouse, Erica Deber. Elle m’offrit une pierre décorée par un résistant palestinien et gardée en souvenir de la terre occupée. Erica et Jean donnèrent à leur petite-fille le nom de Zohra en relation avec leur implication active dans la cause palestinienne.
Souvenir, souvenir ! C’était hier, c’est loin déjà ! Le temps s’en va et ne revient pas. Cet ouvrage de cent dix-huit pages, intitulé « Le capitalisme expliqué à ma petite-fille » et sous-titré « En espérant qu’elle en verra la fin », mentionne l’espoir et non pas du tout, la certitude. La nuance, capitale, montre que l’auteur, en pleine conscience de l’aléatoire fourré dans l’histoire, émet un doute quant à l’éventuelle finitude imputable au néolibéralisme. La précaution exclut l’étiquette susceptible d’assimiler l’auteur à un Don Quichotte des temps modernes. A Tunis, la dernière venue de Jean Ziegler fut en l’an 1976 où il publia le roman titré « L’or du Manierma ».
De Genève, il appelle Mohamed Bannour chargé d’organiser la discussion du livre à la librairie « Mille feuilles » : « Pour la présentation, je tiens à ce que ce ne soit personne d’autre que Khalil Zamiti ». Quand j’y pense, encore aujourd’hui, je surprends sur mon visage un sourire épanoui. Il paraît que c’est bon pour la santé.

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