La fin et les moyens

Jusqu’où la guerre déclarée, depuis quelques mois,  entre les deux têtes du pouvoir  peut-elle aller dans le pourrissement de la vie politique nationale ?  Dans cette guerre fratricide, la fin justifie-t-elle, tout le temps, les moyens ? Quelles menaces court cette jeune démocratie de plus en plus fragilisée par le jeu d’intrigues et de lutte pour le pouvoir entre des partenaires qui ont perdu tout sens de l’Etat ?
L’annonce surprise, vendredi matin, du limogeage du ministre des Mines et de l’énergie et de hauts cadres de ce département sous couvert de lutte contre la corruption, a autant surpris que suscité de grandes interrogations sur les raisons profondes qui ont conduit le président du gouvernement à prendre une décision d’une grande gravité dans le contexte politique actuel que traverse le pays.  En effet, quels que soient le  timing, la personne du ministre visée ainsi que la décision de supprimer  d’un seul trait tout un département, cette décision a d’autant plus intrigué que l’argumentaire  très orienté souffre  de grandes ambiguïtés.
A un moment où tout le débat public est en train de se focaliser sur la rentrée politique, que de grandes manœuvres sont engagées  et des coalitions de groupes  parlementaires  sont  en train de se former pour pousser Youssef Chahed  et son équipe à la porte de sortie, voilà que ce dernier prend de court tous ses détracteurs et toute la classe politique en suscitant un nouveau fait accompli. Un coup de théâtre bien concocté  à l’effet de démontrer  qu’il est là, solide au poste, imperturbable et qu’il garde en main des cartes qui lui permettent de poursuivre sereinement la conduite des affaires du pays en faisant pied de nez à tous ceux qui ne cessent de chercher son départ.
La question  posée actuellement avec insistance est de savoir si le  coup de poker joué par  Youssef Chahed sera, cette fois-ci,  gagnant ou non. Ou bien serait-il le reflet d’un profond dysfonctionnement au niveau du gouvernement qui, en plus de son manque de cohérence, souffre d’une absence de solidarité notoire et dont l’action n’obéit à aucune feuille de route claire ? Au regard des motifs invoqués publiquement pour justifier le limogeage du ministre de l’Energie et des mines et d’un certain nombre de cadres de ce département, il est fort à croire que cette affaire, qui ne date pas d’aujourd’hui, a été exploitée comme un  alibi pour camoufler le vrai jeu,  en cherchant des boucs émissaires pour brouiller davantage les cartes.
A l’évidence, après le limogeage il y a quelques mois dans des conditions similaires, du ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem, le remerciement du ministre de l’Energie ne serait-il pas une manière détournée de dissimuler les vrais problèmes dont souffre la Tunisie et de consacrer la division de la classe politique en deux camps dont les intérêts sont inconciliables? Même si Chahed, qui dispose actuellement de grands appuis aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur, cherche à gagner du temps et à montrer qu’il peut se présenter comme une alternative sérieuse à Nidaa Tounes, parti en vrille, il n’en demeure pas moins vrai que sa guerre entamée pour se maintenir au pouvoir,  envers et contre tous, risque d’être contreproductive et ses effets pervers peuvent finir par produire le contraire de ce qui est escompté.
La Tunisie paraît plus que jamais comme un bateau ivre faute d’un pilotage rigoureux et d’une classe politique capable de conduire le changement et les réformes nécessaires à même de sauver le pays d’un naufrage qui semble de plus en plus inéluctable.
Manifestement, la guerre entre les deux têtes du pouvoir est un mauvais signal. Elle ne peut construire une confiance ni une visibilité de nature à conforter une reprise réelle de la croissance et encore moins  la création des conditions objectives d’une paix sociale durable.
Jusqu’où le pays peut-il supporter la politique du bricolage ?
Au lieu de restructurer le gouvernement, d’enterrer la hache de guerre et de clore ce dossier définitivement, on poursuit le rafistolage et la recherche d’expédients au moment où il aurait fallu  agir, restaurer le prestige de l’Etat, renforcer les institutions républicaines et faire prévaloir la primauté de la loi.
Pour revenir au dossier de l’énergie, peut-on dire que tous les maux proviennent tout  simplement d’un problème de gouvernance du secteur ? Pourquoi on n’a pu découvrir le pot aux roses que neuf ans après  et après la succession depuis 2011 de pas moins  de dix gouvernements?
L’existence de plusieurs zones d’ombre, l’éclatement de cette affaire dans un contexte politique imprécis et délétère et la présentation à la va-vite d’arguments peu solides, laissent dubitatif, attestant  qu’on n’a pu présenter qu’une version incomplète des faits.  Avec l’exacerbation de la lutte pour le pouvoir en prévision des prochaines élections de fin 2019 et la profonde reconfiguration du paysage politique, les acteurs politiques ne reculent pas à recourir à toutes les manœuvres possibles pour renforcer leur positionnement, tout en ayant conscience que dans ce genre de situation, la fin justifie les moyens et qu’en politique, il n’y a pas d’amis ou d’ennemis, il n’y a que des intérêts. n

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