Longtemps négligée et délaissée, la question fiscale a émergé au premier plan des préoccupations des entreprises avec le déficit béant du budget de l’État au cours de ces dernières années.
Il faut dire que l’évasion fiscale scandaleuse qui sévit en Tunisie est exacerbée par l’injustice fiscale qui frappe les salariés au profit des professions libérales et commerciales qui, en revanche, bénéficient des revenus les plus élevés.
L’enquête par sondage réalisée par SIGMA conseil auprès de 500 jeunes dirigeants d’entreprises employant dix salariés et plus, est particulièrement éloquente par ses résultats sur la perception de toutes les facettes de la problématique fiscale dans notre pays, examinée sous l’angle particulier de l’entreprise privée. Ce travail méticuleux est très intéressant à analyser, car il permet d’orienter les réformes futures pour faire en sorte que la fiscalité ne soit plus une contrainte au développement de l’entreprise, mais plutôt un facteur favorable.
L'étude menée par Hassen Zargouni et son équipe pour le compte du «centre des jeunes dirigeants» porte le titre d’«Étude sur la perception de la fiscalité et les besoins et attentes des jeunes dirigeants en termes de réformes fiscales.»
Des objectifs multiples
L’étude s’était dès le départ fixé les multiples objectifs suivants : quelle perception les jeunes chefs d’entreprise ont-ils de la fiscalité ? Autrement dit, à quel degré de satisfaction se situe le système fiscal en Tunisie chez les jeunes dirigeants ?
Remplit-il les critères de l’équité fiscale ? Quel est le type de relation qui prédomine entre l’administration fiscale et les entreprises ? Confiance ou plutôt méfiance, sinon des relations de conflit et de tensions ?
La législation fiscale : les textes réglementaires sont-ils stables et clairs, favorables à l’initiative privée et à la création de richesses ou bien complexes et défavorables au développement de l’entrepreneuriat ?
Quelle est la perception des dirigeants d’entreprises de l’efficacité du système fiscal dans la lutte contre la fraude ? Quelles sont les mesures jugées prioritaires en matière de réformes fiscales ?
Une perception négative
À propos de la perception globale de la fiscalité, il s’agit de savoir si elle est une contrainte sévère au développement de l’entreprise et à quel degré de satisfaction se situe le système fiscal ?
Les résultats de l’enquête concluent que près de 26% des 500 jeunes dirigeants (moins de 45 ans) jugent que la fiscalité est un obstacle au développement de l’entreprise. À titre de comparaison, ils sont près de 50% à juger l’insécurité comme un obstacle et seulement 22% à considérer le financement bancaire de la même façon.
La fiscalité grimpe à 48% lorsqu’il s’agit de la considérer comme un obstacle et une contrainte sévère au développement de l’entreprise.
Il y a là un problème majeur qui mérite un traitement de choc.
Perception du climat des affaires
L’indicateur de perception du climat des affaires a été développé en 2007 par l’ITECQ, il va de 0 à 1 : plus il est proche de 1, plus le climat est favorable.
Les facteurs les plus importants qui contribuent à ce climat sont l’insécurité, la corruption, la qualité et la disponibilité des ressources humaines, le cadre macro-économique et réglementaire, l’infrastructure, la fiscalité, les pratiques du marché et le financement bancaire.
La fiscalité se situe à 0,53 alors que l’insécurité est à 0,45, l’infrastructure à 0,50 et le financement bancaire à 0,56.
Il y a lieu de rappeler que le climat des affaires est décisif pour l’investissement.
Quel degré de satisfaction ?
Plus de 66% des jeunes dirigeants se sont prononcés pour les deux nuances de l’insatisfaction, allant du «très insatisfait» à «plutôt insatisfait». C’est en quelque sorte un rejet massif du système fiscal qui signifie un divorce total, ou presque, entre l’entreprise, cellule de base pour la création de la valeur et l’appareil fiscal, rouage essentiel de l’Administration.
Il faut dire que plus du tiers des entreprises enquêtées se sont prononcées pour «plutôt insatisfaits». Il y a urgence à refondre tout le système fiscal.
Un système fiscal inéquitable
«L’opérateur économique tunisien est en train de subir la fiscalité comme une sanction ou un instrument de violence illégale entre les mains de l’administration» dans la proportion de 62,4%.
Il y a là une situation aberrante et grave qui doit faire l’objet d’une révision de fond en comble si l’on veut réformer la fiscalité d’une part et développer l’entreprise d’autre part tout en réalisant des performances fiscales.
Tandis que seulement 37,6% des chefs d’entreprises enquêtés considèrent la fiscalité comme un instrument juste au service d’une nécessaire redistribution des revenus.
65% des 500 chefs d’entreprises se sont déclarés prêts à payer plus d’impôts si des mesures sérieuses sont prises pour instaurer une équité fiscale dont plus de 28% de «tout à fait d’accord.»
C’est dire à quel point la problématique de l’injustice fiscale pèse sur la conscience des jeunes chefs d’entreprises.
Divorce entre la législation fiscale et la bonne gouvernance
77% des jeunes dirigeants d’entreprises pensent que la législation fiscale n’encourage pas l’initiative privée et la création de richesse.
Cette situation montre qu’il manque des incitations fiscales pour favoriser l’épanouissement et la progression des entreprises.
À la question comment trouvez-vous les textes réglementaires ? 76,5% trouvent qu’ils ne sont pas satisfaisants au niveau de la clarté et 69% qu’ils manquent de stabilité. 77% des dirigeants d’entreprises trouvent que la loi de Finances complémentaire ne prend pas en compte la conjoncture économique et financière que vivent actuellement les entreprises tunisiennes.
Plus de 77% des jeunes dirigeants d’entreprises voudraient introduire une modification relative à l’article 20 de la loi de Finances complémentaire pour 2014 : porter l’exonération d’impôt des PME jusqu’à six ans à partir de l’entrée en exploitation au lieu de trois ans seulement, étendre le bénéfice de l’exonération à tous les secteurs d’activité et non le restreindre aux industries de transformation, sans plafonnement du chiffre d’affaires à 600.000 dinars par an.
Manque de confiance en l’Administration
63% des jeunes dirigeants perçoivent négativement la relation entre les entreprises et l’administration fiscale.
Pire que cela, 64% des entreprises n’ont pas confiance en l’administration fiscale et en ses agents.
Cette situation n’est pas du tout rassurante pour le rendement de la fiscalité et la transparence des déclarations.
D’ailleurs, plus de 67% des dirigeants d’entreprises se déclarent peu satisfaits du niveau de l’impôt sur les sociétés, 80% d’entre eux sont disposés à recruter plus de personnel si l’État révise à la baisse des impôts.
Plus de 41% des dirigeants d’entreprise ne sont pas satisfaits par le niveau de la TVA.
Ce qui soulève plusieurs interrogations telles la révision du taux de la TVA, la refonte de son assiette d’application, ainsi que le nécessaire renforcement de l’appareil administratif de contrôle et de suivi de l’exécution.
Inefficacité dans la lutte contre la fraude
À propos de l’efficacité du système fiscal dans la lutte contre la fraude, 59% des chefs d’entreprise trouvent que l’administration fiscale n’a pas les moyens nécessaires pour lutter contre.
Ce constat soulève plusieurs réflexions dont celle qui consistent à s’interroger quant aux instruments les plus efficaces à utiliser pour réduire l’évasion fiscale, faute d’instruments dissuasifs.
En effet, 67% des dirigeants ont déclaré ne pas être d’accord avec la proposition de multiplier amendes et pénalités en termes d’efficacité pour réduire la fraude et l’évasion fiscales.
Faut-il dans ce cas réduire le taux d’imposition pour amener les contribuables à y adhérer de bon cœur ou, encore mieux, enraciner chez les hommes d’affaires une culture citoyenne qui consiste à considérer l’impôt comme un droit ou un argument d’appartenance à la mère patrie, un motif de fierté et un signe de transparence sociale et financière.
Quelles attitudes vis-à-vis de mesures spécifiques ?
Les concepteurs du sondage ont repris l’avis des jeunes dirigeants d’entreprise à propos de certaines mesures fiscales actuellement en vigueur afin d’évaluer leur taux d’adhésion. C’est ainsi que plus de 58% des sondés ont émis un avis favorable à la poursuite de la collecte de l’essentiel des impôts sur les revenus des personnes physiques salariées à travers les retenues sur salaires.
Est-ce par crainte de voir les contribuables, s’ils ne sont pas contraints et forcés à payer leurs impôts, de s’y soustraire d’une façon ou d’une autre ? Probable, sinon certain.
Plus de 78% des dirigeants d’entreprises sont d’accord pour considérer que le système de remboursement actuel du crédit d’impôt constitue une faiblesse principale du système fiscal tunisien.
Il faut dire que l’administration fiscale exerce une pression financière anormale sur les entreprises en les faisant payer plus que ce qu’ils doivent payer normalement et conditionne le remboursement du trop-perçu à un contrôle fiscal approfondi et après un laps de temps plus ou moins long !
Plus de 58% des chefs d’entreprises sont d’accord sur le principe de la fiscalisation des bénéfices des entreprises totalement exportatrices.
En somme ils souhaitent unifier progressivement le régime offshore et onshore, ce qui est une démarche logique.
Plus de 66% des enquêtés s’accordent sur le fait que le système fiscal tunisien ne favorise pas la mise en place de la bonne gouvernance.
En somme, il incite à la fraude et à l’évasion par plusieurs de ses facettes. C’est pourquoi il y a urgence à le réformer.
Quelles attentes pour les réformes fiscales ?
Parmi les réformes jugées prioritaires par les dirigeants d’entreprises, figurent dans les premiers rangs la simplification des procédures avec près de 48%, l’équité et la transparence avec 26,5%.
Ce qui est significatif des préoccupations des adhérents du CJD. Alors que la baisse des taux d’imposition ne figure que pour plus de 16% et que la révision du système de remboursement du crédit d’impôt ne représente que près de 13%.
Parmi les suggestions faites le plus souvent par les sondés figurent quelques-unes susceptibles d’être retenues dans le cadre des réformes à venir.
Réduction des impôts pour les PME de 30%. Revoir de fond en comble la fiscalité. Faire mieux connaître la réglementation fiscale : lois et textes d’application.
L’État ne prend pas en considération la conjoncture économique. Il faut réduire le taux d’imposition et élargir l’assiette fiscale.
Il faut pratiquer l’équité entre entreprises, éliminer la corruption et alléger les impôts et pratiquer la transparence fiscale.
Ridha Lahmar