L’histoire ne cesse de nous montrer les relations intimes et tumultueuses depuis la nuit des temps entre l’augmentation de la pression fiscale et les révoltes populaires. Et, notre propre histoire tunisienne nous a fourni des exemples sur les relations fortes de ce couple. La révolte de Ali Ben Ghedahem en 1864 contre le pouvoir beylical en est un exemple vivace jusqu’à nos jours dans la mémoire populaire. Rappelons que cette révolte a été déclenchée par la décision des autorités, et particulièrement du ministre Mustapha Khaznadar, en 1858 de doubler l’impôt ou la mejba pour faire face à la crise des finances publiques. La soldatesque du Bey s’en est pris à toutes les tribus pour imposer cette décision et mobiliser les ressources nécessaires pour faire face à une politique dispendieuse d’un pouvoir politique aux abois. Cette décision a été mal ressentie par une population faisant face à une saison sèche prolongée et à une baisse de leurs récoltes. Dans ce contexte de crise politique et sociale, le chef de tribu Ali Ben Ghedahem a lancé un appel de désobéissance fiscale aux tribus et a pris la tête de la résistance face au pouvoir beylical. Cette résistance sera à l’origine d’une mobilisation sans précédent des tribus de l’intérieur, qui va se transformer en une révolution contre le pouvoir central, mobilisant tout le pays. Cette révolution ne s’arrêtera qu’au bout de trois ans avec la défaite de Ali Ben Ghedahem qui est assassiné par empoisonnement dans le fort de la Karaka à la Goulette le 10 octobre 1867. Mais, cette défaite et la victoire du pouvoir central ne régleront pas les problèmes économiques du pays, en dépit des tentatives de réformes du Grand Vizir Kheireddine, qui iront vers la faillite financière et la colonisation en 1881. Mais, cette révolution reste présente jusqu’à nos jours dans la mémoire collective tunisienne pour nous rappeler les dangers des politiques fiscales agressives sur la stabilité sociale et les périls des crises des finances publiques et de l’endettement externe excessif sur notre souveraineté.
Mais, l’exemple tunisien n’est pas unique. En effet, l’histoire est jalonnée d’épisodes de révoltes populaires suite à l’aggravation de la pression fiscale pour faire face aux crises des finances publiques. Ces exemples ne se limitent pas à l’histoire ancienne et l’actualité récente en fournit d’autres si besoin est. La France vit depuis quelques semaines aux bruits de la révolte des gilets jaunes qui ne cessent de grogner en dépit des mesures prises par le gouvernement français et de son recul sur quelques revendications des manifestants et de sa décision d’ouvrir un débat national. Or, faut-il le rappeler, ce sont des décisions fiscales qui ont mis le feu aux poudres. La première est une décision directe avec l’augmentation de la taxe sur les carburants. La seconde décision, plus ancienne, a été remise à l’ordre du jour par le mouvement des gilets et porte sur l’abrogation de l’impôt sur la fortune et son remplacement par une imposition moins forte du point de vue financier. Même si le président Macron refuse de revoir sa réforme de l’impôt sur la fortune, l’annulation de la taxe sur les carburants n’a pas pour autant convaincu les manifestants et la révolte des gilets jaunes ne semble pas faiblir.
Cette relation intime entre les politiques fiscales et les révoltes a été confirmée par plusieurs études et travaux de recherche. La dernière en date vient d’être publiée par deux sociologues, Issac Martin et Nadav Gabay, intitulée « Tax policy and tax protest in 20 rich democraties, 1980-2010 » et publiée dans le British Journal of Sociology n°3 de l’année 2018. Cet article passionnant revient sur des épisodes importants de l’histoire récente de ces grandes démocraties et surtout des rapports entre les révoltes et les dissidences politiques. Mais, surtout ce qui est écrit par des sociologues devrait inviter les économistes à corriger une vieille conviction théorique qui est devenue une pratique en matière de politique économique et surtout de politique fiscale. Rappelons que nous, héritiers de Keynes et des grands maîtres à penser de l’économie politique, sommes persuadés que les impôts directs sont les plus difficiles et que toute pression supplémentaire sur l’impôt sur les revenus pourrait entraîner une forte contestation politique. Par contre, nous avons porté avec nous depuis de longues années que l’augmentation des impôts indirects est moins dangereuse du point de vue politique dans la mesure où ne visant pas de catégories particulières, elle est moins visible et moins traçable. Or, cette étude vient de remettre en cause cette conviction et de démontrer qu’au contraire, ce sont les augmentations des impôts indirects qui ont été à l’origine des plus importantes révoltes au cours des dernières années. Plusieurs arguments ont été avancés par cette étude pour expliquer cette hypothèse, particulièrement lorsqu’il s’agit des taxes sur des biens et services particuliers ou lorsque la charge fiscale touche un groupe social bien ciblé ou un produit particulier ou une industrie bien déterminée. Ces augmentations peuvent favoriser la structuration d’une contestation sociale.
Les leçons de l’histoire et les travaux théoriques montrent que la politique fiscale et les choix des priorités en termes d’imposition pour couvrir les dépenses de l’Etat, ne sont pas que des questions techniques. Au contraire, il s’agit de choix éminemment politiques qui ont des conséquences importantes sur les équilibres politiques et la stabilité sociale. Particulièrement, la politique fiscale doit prendre en considération quatre grandes priorités. La première concerne l’efficience et l’efficacité. Elle doit chercher à limiter la pression fiscale dont l’augmentation est de nature à détourner les acteurs de leur devoir fiscal et les activités formelles vers la contrebande et le secteur informel, car l’adage « trop d’impôt tue l’impôt » est bien réel. La seconde est d’ordre économique. En effet, l’usage de la fiscalité peut inciter les activités économiques. La troisième est d’ordre social, car la fiscalité peut favoriser la solidarité sociale en encourageant la redistribution du produit social. Enfin, la fiscalité contribue également à l’écriture du récit national en mettant l’accent sur la question de l’équité entre les couches sociales.
La fiscalité constitue, n’en déplaise à certains attachés à sa dimension technique et comptable, est une tectonique des grands équilibres politiques et sociaux. Pour éviter la dérive des grandes plaques sociales de cette tectonique, il est essentiel que la politique fiscale contribue à la construction du lien social en favorisant la solidarité, l’équité et l’égalité au sein des sociétés modernes.
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