En observant une inquiétante tendance à l’émigration de nombreux professionnels qualifiés, l’Institut Tunisien des Études Stratégiques a décidé d’explorer en profondeur le phénomène de la fuite des cerveaux, particulièrement préoccupant pour l’avenir économique et social du pays. Ce phénomène touche plusieurs secteurs clés de l’économie tunisienne, dont la santé, les technologies de l’information, et l’ingénierie.
Pour comprendre et contrer cette tendance, l’ITES a entrepris une série d’études sectorielles. La première étude a porté sur la profession médicale, révélant des résultats alarmants quant à la migration des médecins tunisiens vers l’étranger. En poursuivant cette démarche, l’ITES a mené une seconde étude spécifique sur la fuite des ingénieurs, un groupe professionnel crucial pour le développement technologique et industriel du pays. La réussite des transitions énergétique, écologique et numérique dépend directement de la disponibilité et de la qualité du capital humain. Sans un capital humain adéquat, tant en quantité qu’en qualité, ces transitions essentielles resteront hors de portée, mettant en péril l’avenir économique du pays. Cette étude a été menée par Adel Ben Youssef, Mounir Dahmani et Mohamed Mabrouki.
Le phénomène de la fuite des cerveaux n’est pas nouveau. Historiquement, de nombreux pays en développement ont perdu une partie de leurs talents au profit de pays offrant de meilleures conditions de vie et de travail. Cependant, la mondialisation et l’accélération des innovations technologiques ont intensifié cette dynamique. Pour la Tunisie, qui possède un système éducatif capable de former des ingénieurs de haute qualité, le défi est de retenir ces talents pour bénéficier de leurs compétences et éviter de devenir un simple fournisseur de main-d’œuvre qualifiée pour les pays développés.
1 – Les causes de l’émigration des ingénieurs tunisiens
Les raisons de cette fuite des cerveaux sont multiples et interconnectées. Les conditions de travail et la faiblesse des salaires ont été rapidement identifiées comme des facteurs majeurs. En effet, les ingénieurs tunisiens se trouvent souvent confrontés à des conditions de travail moins attractives comparées à celles offertes par les pays développés. Les salaires, en particulier, sont un point de tension : en Tunisie, ils sont souvent insuffisants pour offrir un niveau de vie confortable, surtout lorsque comparés aux salaires offerts à l’étranger pour des postes équivalents.
Cependant, des raisons plus surprenantes ont émergé en tête de liste : la dégradation des conditions de vie et l’instabilité politique et économique. La dégradation des conditions de vie englobe des aspects variés comme l’insécurité, la qualité des infrastructures urbaines, l’accès aux services publics, et la qualité de l’éducation pour les enfants. L’instabilité politique et économique, quant à elle, crée un climat d’incertitude qui pousse de nombreux ingénieurs à chercher des environnements plus stables pour eux et leurs familles.
Ces facteurs révèlent une réalité plus complexe que ce qui était initialement supposé. Les ingénieurs évoquent également les lourdeurs administratives, le manque d’accès aux nouvelles technologies et la faiblesse de la formation professionnelle comme des freins significatifs à leur épanouissement professionnel en Tunisie. Les lourdeurs administratives peuvent inclure des procédures bureaucratiques inefficaces et lentes qui entravent le développement de projets innovants et découragent l’initiative privée. Le manque d’accès aux nouvelles technologies et la faiblesse de la formation professionnelle réduisent les opportunités de développement des compétences et d’évolution de carrière, poussant les ingénieurs à chercher des environnements plus propices à leur épanouissement professionnel.
2 – Les conséquences de la fuite des cerveaux sur les inégalités dans le savoir-Faire, la recherche et l’innovation
Les ingénieurs jouent un rôle central dans le tissu socio-économique d’un pays. Ils sont le pont entre les avancées technologiques et scientifiques et les défis concrets auxquels le pays doit faire face. En adaptant les nouvelles connaissances et technologies au contexte local, les ingénieurs sont essentiels pour assurer l’indépendance technologique d’un pays. Leur départ crée un vide difficile à combler, risquant de rendre la Tunisie dépendante des technologies importées, ce qui pourrait freiner l’innovation locale et la compétitivité industrielle.
La perte des ingénieurs affecte également les milieux académiques. Ces professionnels, souvent en interaction étroite avec les universités, jouent un rôle crucial dans la direction des travaux de recherche et le mentorat des nouvelles générations. Leur absence affaiblit les capacités de recherche et d’innovation du pays, réduisant la qualité et la pertinence de la formation académique. Les ingénieurs participent à l’élaboration de projets de recherche appliquée qui répondent aux besoins spécifiques de la société tunisienne, et leur départ diminue la capacité des universités à produire des connaissances pertinentes et à former efficacement les étudiants.
Ainsi, les pertes sont lourdes à tous les niveaux, touchant non seulement les secteurs industriels mais aussi l’ensemble du système éducatif et de recherche. Les entreprises locales perdent des talents essentiels qui pourraient les aider à innover et à se développer. Les jeunes diplômés, quant à eux, se retrouvent sans mentors expérimentés pour les guider dans leur carrière. Cette situation crée un cercle vicieux où la fuite des talents conduit à une diminution des opportunités locales, incitant davantage de professionnels qualifiés à émigrer.
L’impact de la fuite des ingénieurs affecte directement l’attractivité du pays pour les investissements directs étrangers (IDE). Les entreprises étrangères choisissent la Tunisie non seulement pour les bas coûts de main-d’œuvre, mais aussi pour la qualité et l’expertise de ses ingénieurs. En perdant ce capital humain, la Tunisie devient moins compétitive sur la scène internationale. Pour les entreprises tunisiennes, surtout celles orientées vers l’exportation, les ingénieurs sont un pilier central pour maintenir et améliorer la qualité des produits. Les ingénieurs jouent un rôle clé dans l’innovation, le développement de nouveaux produits et services, et l’amélioration des processus de production. Leur départ compromet la capacité des entreprises tunisiennes à innover et à rester compétitives.
Les conséquences économiques de la fuite des cerveaux sont profondes et variées. À court terme, la perte de capital humain qualifié nécessaire au fonctionnement de l’économie se traduit par une baisse de l’efficience et de l’efficacité des processus de production. Cette situation contribue à la stagnation de la croissance économique, qui est restée atone, autour de 1%, depuis une décennie. La perte de capital humain peut se traduire par une qualité de management de moindre qualité avec des répercussions sur l’efficience et l’efficacité des processus de production. Les ingénieurs jouent souvent des rôles de management ou de direction technique dans les entreprises, et leur départ peut créer des lacunes importantes dans la chaîne de décision et de gestion.
À long terme, la situation est tout aussi préoccupante. L’État tunisien investit énormément dans la formation de ses ingénieurs, mais ne bénéficie pas des retours sur cet investissement lorsque ces professionnels émigrent. Pour un pays avec des contraintes budgétaires, le coût d’opportunité est élevé. Former des ingénieurs qui finissent par travailler pour des économies plus développées sans aucune forme de compensation représente une perte significative. Cette situation pose également un problème d’équité : les ressources publiques investies dans la formation des ingénieurs ne profitent pas à la Tunisie, mais à des pays étrangers qui bénéficient de ce capital humain sans avoir investi dans sa formation. De plus, cette émigration affecte particulièrement le secteur public, qui peine à attirer et à retenir des profils de haut niveau pour diriger des projets critiques tels que les infrastructures essentielles, les transitions énergétiques et numériques, et les grands ouvrages publics. Les capacités critiques de l’État à délivrer ses missions essentielles dépendent de sa capacité à garder ses compétences en ingénieurs. Sans ces compétences, la qualité et l’efficacité des services publics peuvent être compromises, affectant ainsi le développement global du pays.
3 – Les solutions proposées pour remédier à la fuite des cerveaux
Pour remédier à cette situation, un ensemble de politiques a été proposé dans le cadre d’un plan d’action structuré autour de différents horizons temporels.
Les mesures d’urgence : Il est crucial d’améliorer immédiatement les conditions de travail et de renégocier les salaires dans les secteurs public et privé pour rendre ces emplois plus attractifs. Faciliter les conditions d’exercice de missions à distance, permettant aux ingénieurs de travailler pour des entreprises internationales sans quitter la Tunisie, pourrait également être une solution efficace à court terme. Ces mesures doivent être mises en place rapidement pour éviter que la situation ne se détériore davantage.
Les politiques à moyen terme : Il est impératif de stabiliser le contexte politique et économique et d’améliorer les conditions de vie environnementale et sociale. La Tunisie doit devenir une destination attrayante plutôt qu’un pays que l’on quitte. Pour ce faire, des politiques structurelles sont nécessaires, notamment dans le domaine de la gouvernance, de la sécurité et de la qualité de vie. Il est essentiel de créer un environnement stable et prévisible pour encourager les ingénieurs à rester et à contribuer au développement du pays.
L’importance des accords internationaux : Il est essentiel de négocier des accords de mobilité courte et en fonction des missions avec les partenaires économiques de la Tunisie, notamment l’Union Européenne et les pays du Golfe. Il est paradoxal que des ingénieurs tunisiens en pleine activité professionnelle se voient refuser des visas touristiques alors qu’ils sont accueillis à bras ouverts pour émigrer. Ces accords pourraient permettre une mobilité plus flexible et moins définitive, encourageant les ingénieurs à revenir en Tunisie après des missions à l’étranger. Ces accords doivent être structurés de manière à favoriser les échanges temporaires de compétences tout en permettant un retour des talents et des compétences en Tunisie.
4 – Pour conclure
L’étude menée par l’Institut Tunisien des Études Stratégiques met en lumière la gravité du phénomène de la fuite des cerveaux des ingénieurs tunisiens. Les conséquences de cette émigration massive sont profondes, affectant la compétitivité, l’innovation et la croissance économique du pays. Les solutions proposées visent à retenir ce capital humain vital en améliorant les conditions de travail, en offrant des opportunités de développement professionnel et en stabilisant le contexte politique et économique. Il est crucial que des mesures concrètes soient mises en œuvre rapidement pour inverser cette tendance et assurer un avenir prospère à la Tunisie. La mise en œuvre de ces solutions nécessite une volonté politique forte et une collaboration étroite entre le gouvernement, le secteur privé, les institutions académiques et les partenaires internationaux. La Tunisie dispose des atouts nécessaires pour retenir et attirer les talents, mais cela nécessite des réformes profondes et une vision stratégique à long terme. En agissant rapidement et de manière coordonnée, la Tunisie peut non seulement freiner la fuite des cerveaux mais aussi transformer ce défi en une opportunité pour renforcer son développement économique et social.
Adel Ben Youssef est Maître de Conférences (HDR) à l’université Côte d’Azur, Chercheur au GREDEG-CNRS, à l’Economic Research Forum (ERF) et co-auteur de l’étude « la fuite des cerveaux des ingénieurs tunisiens : causes, conséquences et solutions », publiée début juillet 2024 par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES)