Elle a osé. La Tunisie a osé : juger les commanditaires et les organisateurs de l’assassinat politique qui a secoué le pays et bouleversé la vie politique tunisienne en (et depuis) 2013.
Le procès sur l’assassinat terroriste de Chokri Belaïd, une figure de la gauche tunisienne, avocat, défenseur des droits de l’homme et fervent opposant des islamistes, onze ans après les faits, jour pour jour, ce 6 février 2024, est un fait historique, une gageure. Des pays plus nantis, mieux soutenus à l’international, plus stables politiquement, n’ont pas osé juger de présumés commanditaires et organisateurs d’assassinats politiques, se contentant de condamner les exécutants quand ils tombent dans leurs filets.
Après toutes ces années, les Tunisiens ont fini par désespérer et les coupables par croire à leur impunité éternelle. Tout au long de la décennie passée, le dossier Chokri Belaïd a, en effet, fait l’objet de tous les dépassements, toutes les infractions, toutes les magouilles et toutes les corruptions, pour être vidé de ses pièces à conviction, de sa vérité et de ses moyens de défense judiciaire. Chokri Belaïd a été assassiné par ceux qui redoutaient ses convictions progressistes et sa détermination à dénoncer les faussaires de la démocratie, les faux dévots qui ont menti aux Tunisiens au lendemain de la révolution de 2010-2011, en leur promettant la dignité, la liberté et la prospérité. Chokri Belaïd a compris très tôt que la Tunisie post-révolution, la Tunisie gouvernée par les islamistes est une fausse monnaie, il a découvert le pot aux roses avant tout le monde, le plan de radicalisation de la société tunisienne et s’y est attaqué ouvertement, médiatiquement, démocratiquement, avec la force de la parole libre et du verbe percutant. Il leur faisait mal. Il leur faisait peur. Il l’a payé de sa vie le 6 février 2013 au matin, criblé de balles dans sa voiture, au bas de l’immeuble où se trouvait son domicile.
Depuis, la Tunisie n’a plus été la même. Le pays a viré au noir aux couleurs du djihadisme salafiste, le terrorisme s’est installé, les Tunisiens découvraient pour la première fois l’ampleur de ses dégâts et de ses malheurs. La violence politique, confondue avec ce qui aurait dû être la liberté d’expression, était devenue le pain quotidien des médias et le menu de tous les programmes Tv et radio, au grand bonheur des « patrons » des centaines de nouveaux petits partis politiques jusqu’à en baver. Et l’économie s’écroulait.
Au cours de la décennie 2010-2011, les Tunisiens n’ont eu de cesse, en vain, de réclamer justice pour tout le mal subi par la Tunisie de Bourguiba, ce fleuron arabe, africain et méditerranéen de la modernité conjuguée avec les traditions éclairées, de l’émancipation de la femme, du tourisme, du multiculturalisme, de l’ouverture sur le monde. Ils réclament aussi justice pour Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, le deuxième leader politique lâchement assassiné par des terroristes cinq mois après, le 25 juillet 2013, jour de célébration de la fête de la République devant son domicile, et pour tous les soldats, agents des forces de l’ordre, Lotfi Nagadh (militant de Nidaa Tounes), imams, syndicalistes et autres victimes d’attentats terroristes. Ils exigent que la vérité soit révélée au grand jour et que les responsables soient jugés dans le cadre de procès justes et équitables, pour qu’il n’y ait plus jamais cela en Tunisie, ce petit pays par la taille mais grand par son histoire et par le génie humain dont il a fait preuve pendant des décennies.
Aujourd’hui encore, la Tunisie est grande en ouvrant les portes de la justice devant ce qu’on peut appeler l’affaire du siècle. Pendant plus de dix longues années, « on » a essayé d’enterrer le dossier et d’étouffer cette grosse affaire dans laquelle sont accusés des dirigeants de premier plan du mouvement islamiste Ennahdha, dont Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur à l’époque, aujourd’hui en détention. Les principaux exécutants ont, dit-on, été neutralisés, quant aux commanditaires et aux organisateurs, ils n’ont jamais été inquiétés. Mais c’était sans compter avec la détermination d’un comité de défense redoutable, des avocats engagés qui n’ont rien cédé face aux menaces et aux magouilles judiciaires du procureur de la République chargé de l’affaire et son fossoyeur, telles que la destruction ou le vol de pièces à conviction ou encore l’éclatement du dossier en plusieurs affaires distinctes dans le but de brouiller les pistes et rompre les liens entre les éléments du dossier. Ils ont fini par surmonter tous les obstacles et les intimidations, par monter un dossier à charges et maintenant ils plaident. Et c’était aussi sans compter avec la détermination, la volonté et même le jusqu’au-boutisme qui ont marqué depuis un certain temps le processus de reddition des comptes avec les corrompus et les opportunistes malintentionnés et surtout avec les terroristes, les criminels et leurs commanditaires.
Et il faut souligner, toutefois, qu’après le coup de force du 25 juillet 2021 et le séisme politique qui a mis les islamistes hors d’état de nuire et hors des cercles du pouvoir politique, la Tunisie a résolument rompu avec l’impunité et s’est engagée pour les règlements de comptes par voie judiciaire. Aujourd’hui, le procureur de la République en question, Béchir Akremi, est en détention, il est poursuivi dans cinq affaires dont celles relatives aux deux assassinats politiques. Le leader numéro un d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a déjà écopé de trois ans de prison ferme pour une affaire de blanchiment d’argent, en attendant les autres affaires, dont celle des assassinats politiques et celle de l’envoi de jeunes Tunisiens vers les foyers de tension, Syrie et Irak, pour y combattre et dans laquelle Noureddine Bhiri sera également jugé.
La justice a désormais les mains libres, tous ceux qui lui mettaient les bâtons dans les roues sont en détention et ils restent, malgré tout, innocents jusqu’à preuve du contraire au terme de procès justes et équitables, comme le souhaitent tous les Tunisiens.
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