Les débats de rue, tenus dans mon quartier, rivalisent de subtilité. Parmi les prises de position, judicieuses ou farfelues, figure celle-ci : « On se demande qui les a renseignés. Mais entre nous, ici, avons-nous besoin de renseignements fournis par des pays étrangers pour savoir qui est contre Daech ? C’est pareil à Ben Guerdane ». Un autre analyste improvisé ajoute : « Les Américains veulent une base et les Tunisiens hésitent. Les Américains livrent des renseignements incomplets pour que les attaques soient encore possibles et obligent les Tunisiens à céder ». Ce genre de supputation oriente la cogitation vers une interprétation. Depuis toujours un torrent de sang coule tout au long d’incessantes invasions quand bien même l’histoire de l’humanité aligne les jalons de remarquables inventions. Elles vont du silex taillé à la radioactivité, l’ordinateur, le numérique ou l’avion à réaction.
Mais les guerres sanguinaires occupent le temps le plus long. L’empire romain étend sa domination de la Grande Bretagne à l’Afrique du Nord et de l’Espagne au Moyen Orient.
Carthage mise à feu et à sang, avec le massacre systématique de tous ses habitants suffit à illustrer la férocité. Eux seuls munis de fusils les conquistadores tirent à bout portant sur les aztèques et les incas pour occuper le Mexique. Les foutouhates soumettent les territoires allant de l’Asie centrale à l’Afrique du Nord et à l’Espagne. Au moyen âge ensanglanté par les guerres de religion, les chrétiens prennent Jérusalem et la Terre Sainte reprises par les musulmans au XIIIe siècle. Gensis Khan, le mongole, envahit l’Inde et les britanniques la colonisent.
Ailleurs, les autochtones battent les britanniques et proclament l’indépendance de l’Amérique.
Cent ans après, la statue de la liberté, offerte par la France, prend la revanche, tardive et indirecte, sur les déboires subis à Waterloo ou à Trafalgar. Après ce chassé-croisé, ensanglanté, suivi d’autres amabilités les deux guerres mondiales et l’horreur de leur dérive ne clôturent guère cette joyeuse rétrospective.
Dans ces conditions et à l’heure de Ben Guerdane quelle interprétation pourrait suggérer l’ainsi nommé « Grand Moyen Orient ? ». Tête de pont européo-américaine, l’usurpation israélienne de la terre palestinienne procure à l’occident le moyen de revenir « protéger » la région d’où il fut dégagé par la décolonisation.
Plusieurs parlent de complot à propos d’une création ex-nihilo de l’EI. Rien n’est plus faux.
Interviewé le 9 mars, Lakhdhar Tlili, docteur en physique-chimie et ancien directeur de l’entreprise étatique de fluor dans le Sud me dit, au sujet de Ben Guerdane : « C’est un complot d’Ennahdha ».
Le complot a bon dos. Pour conforter leur emprise, les puissants ne complotent pas : ils agissent au mieux de leur intérêt, bien ou mal compris, dans une situation donnée. A cette notion de complot, un peu trop conçue de manière intellectualiste, abstraite et rationaliste, un Spinoza opposerait ce mot : « La loi de tout être est de persévérer dans son être ». Il ne s’agit plus de logique séparée du sens pratique. Cependant, paternalisme oblige, la mainmise permet à l’hypocrisie d’occuper les territoires évacués par la franchise. A l’étage du langage « il faut aider la Tunisie » remplace « il faut détruire Carthage ». Plus discrets qu’une base militaire, les instructeurs mettent fin à la polémique soulevée par l’intention prêtée à l’Amérique. Mais dans l’esprit de beaucoup cela revient au même. Après les frappes de Sabrata, il est question d’envahir une Libye devenue proie facile et corvéable à merci depuis l’assassinat, européen, de Kadhafi.
Raison du printemps arabe le « Grand Moyen Orient » montre, par ce biais, le bout du nez. Mine de rien, l’air de famille, au look sanguinaire, unit les vieux empires hindou, grec, chinois ou romain au minois de l’impérialisme contemporain.
Au cœur de la tourmente les médiateurs gagneraient à introduire un peu d’ordre parmi leur désordre. Dimanche l’un des informateurs proclame la fin annoncée du jihadisme terré dans son antre avec « la peur au ventre ». Mais la nuit, à Ben Guerdane le fusil, de nouveau, rugit. Cinq jours auparavant un autre son de cloche emboitait le pas aux soldats vainqueurs de la quarantaine de jihadistes venus implanter une entité daechiste à Ben Guerdane. Cet avis différent, le voici : « La démultiplication des attentats et leur extension à l’échelle mondiale incite à mieux prendre la mesure du jihadisme et de ses potentialités quasi infinie de survie ». Ce désaccord des violons cligne vers l’avantage d’une libre opinion. Cependant, pour symboliser l’institution d’un Emirat, l’emblème noir ne pouvait flotter sur la caserne de Ben Guerdane où un conflit multiconfessionnel n’existe pas. De même, compter sur les insurgés contre la contrebande bloquée par la fermeture des frontières et tabler sur la pauvreté indignée, reviennent à bâtir un château sur une thèse erronée. Par leur cri répété : Ben Guerdane, Ben Guerdane, Ben Guerdane… la population acquise à elle-même, à la police et à l’armée inflige un démenti pratique à l’extrapolation idéolgique.
L’agent social n’est pas un automate. Entre l’indigence et l’insurrection n’existe pas un lien immédiat. Sur le papier les demi-savants peuvent rédiger ce lien de cause à effet.
Mais sur le terrain des luttes avérées l’explication par la misère n’est qu’une misère de l’explication. Le faux pas de Marzouki provient de là. Il joua le Sud contre le Nord et il échoua.
Comment pareille nullité a-t-elle pu trôner au palais ?
Mais déboussolé, Ghannouchi administrait une leçon magistrale à l’impulsif et impatient Abou Iyadh. Ce mot dit au fugitif doit tarauder son esprit vindicatif : « Malgré toi et moi la Tunisie, dévoyée par Bourguiba n’est pas mûre pour la charia. La police et l’armée sont contre nous ».
Ben Guerdane, ville-courage, vient d’expédier ce message non écrit à Baghdadi. Pourquoi les soldats, les civils et les policiers tués au combat déclenché bouleversent la société de la base au sommet. Affronter la mort source l’éthique universelle fondée, elle-même sur le primat de l’intérêt général. Le sens commun ressent le fondamental avant sa mise en forme philosophique, poétique ou anthropologique. Loin d’amadouer le peuple de Ben Guerdane, les jihadistes attirent, contre eux, sa haine au vu des ravages laissés par leur passage avec « Des vêtements souillés, des blessures ouvertes, / Et l’appareil sanglant de la destruction » écrivait Baudelaire.