Coup sur coup, les fuites se sont succédé en quelques jours. Des documents compromettants pour nombre de personnalités de premier plan, politiques, sécuritaires, judiciaires, médiatiques et du monde des affaires. Le premier choc a suivi la publication d’une liste de 25 personnalités tombant sous la coupe de chefs d’accusation de complot contre la sûreté de l’Etat, de blanchiment d’argent et de faux et usage de faux. Rien de moins. Deux anciens ministres des Finances et des journalistes notoires et au-dessus de tout soupçon font partie du supposé « clan ». Le plus choquant est que parmi les 25, il y a des personnalités qui comptent parmi les soutiens de Kaïs Saïed et du 25 juillet 2021.
En l’absence d’explications officielles et de tout autre éclairage fiable pouvant jeter la lumière sur cette affaire gravissime et rassurer l’opinion publique, aucune autre source informelle n’a pu indiquer l’origine ou la partie derrière cette fuite ni la raison la justifiant. L’intention de brouiller les cartes et de faire pression sur les magistrats en charge de l’affaire y est évidente, d’autant qu’il s’avèrera que l’instruction judiciaire avait commencé depuis quelques jours dans la plus grande discrétion, loin des canaux de communication médiatiques. Il manquait à l’affaire une polémique, elle a commencé quand l’un des deux ministres des Finances, en l’occurrence Fadhel Abdelkéfi, a découvert par hasard à l’aéroport avant d’embarquer qu’il était interdit de voyage, fiché S8. L’affaire fait boule de neige et vient enfler les accusations et les craintes d’une régression des libertés et d’un durcissement de la politique sécuritaire.
Au bout de quelques jours, coup de théâtre ! Cette fois, ce sont l’opposant numéro 1 à Kaïs Saïed, Rached Ghannouchi et son parti Ennahdha qui sont visés par une fuite, à travers un enregistrement audio. Dans cet enregistrement, Adel Daadaa, un des proches de Rached Ghannouchi, apporte son témoignage et ses aveux sur les financements secrets et illicites du mouvement Ennahdha et de son président Rached Ghannouchi dont le fils Mouaadh serait le principal acteur assisté par ledit Daadaa.
Une lecture, parmi d’autres, de ces deux événements impromptus, mais ô combien malveillants, donne à penser qu’une guerre froide est déclarée entre les partisans de Kaïs Saïed et les soutiens de Rached Ghannouchi. Deux clans qui s’affrontent en vérité par tous les moyens depuis un an et demi, depuis ce que les premiers appellent « le virage historique du 25 juillet 2021 » qui a sauvé la Tunisie du chaos imminent et les seconds, « le putsch » qui a « tué » la démocratie tunisienne naissante. Une guerre froide qui creuse chaque jour davantage le fossé de la division entre les partisans des uns et des autres et qui aggrave les difficultés de la vie quotidienne des Tunisiens confrontés à une flambée vertigineuse des prix et des pénuries récurrentes des produits de première nécessité dont les médicaments.
Il n’est pas rare d’entendre que les pénuries et la flambée inédite des prix sont manigancées par des lobbys politiques, d’autres financiers et ceux de la contrebande dans le but d’éroder la patience des citoyens, d’exacerber la colère populaire et de provoquer l’explosion sociale.
D’autres font au contraire porter l’entière responsabilité au président Kaïs Saïed et au gouvernement Najla Bouden qui, disent-ils, n’ont pas les compétences requises pour gérer le pays dans une situation de crise politique et financière aussi aiguë et pour trouver des réponses urgentes aux nombreuses et multiples attentes des Tunisiens. Pour ces derniers, le recours au FMI est la preuve de cette incapacité à trouver les solutions radicales et pérennes aux problèmes désormais de survie que rencontrent les Tunisiens.
La lame de fond de la crise qui sévit en Tunisie est politique, il n’y a là aucun doute. L’exclusion des partis politiques de la vie publique et le choix de Kaïs Saïed de faire cavalier seul ont soulevé une fronde contre lui qui ne faiblit pas, bien au contraire. Si le constitutionnaliste élu en grande pompe en octobre 2019 avait fait l’autre choix, celui du dialogue, de la concertation, du rassemblement, on n’en serait peut-être pas là. Mais aurait-il alors pu satisfaire une des principales requêtes des Tunisiens, à savoir ébranler la machine judiciaire et l’acculer à ouvrir des dossiers intouchables et aussi explosifs que ceux du terrorisme, de l’envoi et l’enrôlement des jeunes en Syrie, des financements étrangers illicites des partis, des assassinats politiques, des tentatives d’atteinte à la sûreté de l’Etat et du limogeage des deux plus grands magistrats de la place avant celui de 54 autres ? Pas si sûr. Les instructions dans ces affaires sont d’ailleurs aujourd’hui perçues comme une persécution politique sous couverture judiciaire à l’encontre des opposants de Kaïs Saïed dans le but de les écarter de la vie politique et de son projet de démocratie de base et de régner seul sur les destinées du pays.
Alors, les fuites ? Une guerre froide ? Une des journalistes dont le nom figure dans la liste des 25 accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat, Maya Ksouri, n’en doute pas : «La fuite de cette liste vise à semer le doute dans les rangs des partisans de Kaïs Saïed et du 25 juillet ». Et pour cause, comme elle, des noms de personnalités comptant parmi ses soutiens y figurent. Donc, une liste pour déstabiliser le clan Saïed contre un enregistrement audio pour enfoncer Ghannouchi et son fils dans l’affaire des financements secrets d’Ennahdha.
Le bras de fer Saïed-Ghannouchi semble prendre une nouvelle tournure plus grave que les manifestations de rues ou les pénuries. C’est donc l’escalade. Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Il n’est pas sûr qu’une fois le nouveau parlement installé, les adversaires se résigneront à baisser leurs armes, surtout que les profils de certains candidats au scrutin du 17 décembre courant suscitent plus d’interrogations et d’inquiétudes que de curiosité.
Entre-temps, la Tunisie surendettée est prise en otage. Les horizons sont fermés. Aucun investisseur local ou étranger ne prendrait le risque de placer son argent dans un pays où les normes d’une vie digne sont quotidiennement bafouées : trop-plein de grèves, insalubrité, insécurité, pénuries et déficit de confiance dans les institutions de l’Etat.