Ils sont détestés mais tout le monde leur court après. Ils représentent un tremplin pour tous ceux qui cherchent à faire entendre leur voix, à se faire connaître ou à étendre leur notoriété. Ce rôle, les médias tunisiens l’ont véritablement acquis en 2011 à la faveur de la libération de la parole et de l’opinion dont les Tunisiens étaient assoiffés. Le vent de liberté qui a soufflé suite à la chute du régime de Ben Ali n’a d’ailleurs profité qu’à ce secteur qui a dès lors connu une expansion fulgurante et drainé des fonds et des investissements privés locaux et étrangers impressionnants. Mais les médias sont en même temps une arme à double tranchant quand on en abuse. « Buzz », rumeurs, polémiques, campagnes de diabolisation…, ils en viennent à s’ériger – aux dépens de la sacro-sainte déontologie – en concurrents des réseaux sociaux, au nom de la liberté d’expression nouvellement acquise, dans l’exacerbation de l’intolérance, de la violence, du régionalisme, du sexisme et de l’atteinte à la vie privée d’autrui, à son honneur, à sa dignité. Sans s’en rendre compte, omettant que la liberté d’expression sert à instruire et à réveiller les consciences, pas à les tuer.
Pendant les années de la transition démocratique, aujourd’hui en panne, pris dans le tourbillon des crises politiques et des jeux d’influence entre les nouveaux lobbys, les médias ont été les porte-voix exclusifs des querelles partisanes et de leurs acteurs politiques. Le traitement médiatique au ton polémiste des soulèvements sociaux interminables donne l’avantage au show, au spectacle, sans aller plus loin dans la compréhension des causes, se contentant de relayer les slogans et les déclarations des politiques. Les radios et les télévisions, qui ont poussé comme des champignons après 2011, viennent en tête de ces mises en scène offrant des plateaux quotidiens de pugilat verbal dont les protagonistes rivalisent en vociférations et en critiques acerbes. Bien sûr, on dira que tous les médias ne sont pas ainsi, qu’il y en a qui ont joué leur rôle et que la liberté d’expression est un acquis précieux qu’il faut consommer sans modération parce que la liberté est totale ou ne l’est pas. Soit. Mais pour quel résultat ?
Peut-on affirmer en notre âme et conscience que la haine, de plus en plus affichée, vouée aux journalistes et aux médias, et elle ne date pas d’aujourd’hui, soit le fait du seul président de la République qui ne parle pas aux médias tunisiens et auxquels il n’a accordé aucune interview depuis son élection en octobre 2019 ? Mais, au fait, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi ne le fait-il pas ? Et si nous, médias, faisions partie du problème ? Si nous n’avions pas su imposer un débat politique objectif et serein sur toutes les problématiques nationales ? Si nous nous étions laissé envahir et déborder par les batailles et les calculs politiques ? Quelle image véhicule-t-on du représentant de l’institution de la présidence de la République ? Que fait-on de ses discours, de ses déclarations, de ses initiatives ? Une risée.
Nous, les médias, les donneurs de leçons, à quand notre mea culpa ? En attendant, c’est un décret-loi (n°2002-54) criminalisant les rumeurs et les fausses nouvelles qui est tombé, pour museler les bouches et rappeler à tous, et pas seulement aux faiseurs d’opinions, que la liberté d’expression revêt un haut degré de maturité et de responsabilité pour qu’elle soit partagée sans pour autant nuire. C’est d’autant vrai puisque les journalistes ont ce devoir et ce privilège de rechercher la vérité, de la faire connaître, d’encourager les débats pour mieux souder les collectivités et servir l’intérêt public.
Le constat actuel est révélateur du contraire. Les médias, du moins la majorité, et au vu de ce qui se passe dans le pays, ont bel et bien participé à l’exacerbation des conflits politiques, des animosités, des rancunes et des rancœurs et alimenté les sentiments de haine, autant que les réseaux sociaux. C’est pour cela que les agressions contre les journalistes ont augmenté en nombre et en intensité. C’est pour cela qu’un journaliste, Sofiène Ben Nejima, est passé à tabac dans un commissariat pour usage de son téléphone. Et c’est pour cela encore qu’une équipe de journalistes en tournage pour l’émission « Les quatre vérités » d’Al Hiwar Ettounsi est prise à partie et agressée physiquement et violemment par des employés d’une entreprise publique, la SNCFT.
L’on peut s’étonner d’autant de violence à l’égard des journalistes mais s’est-on posé les bonnes questions à ce propos ? Certes non. Pourquoi les Tunisiens en veulent-ils aujourd’hui aux médias alors que leur travail consiste à porter leurs voix là où elles doivent être entendues ? En quoi les médias ont-ils failli ? Pourquoi les médias connaissent-ils la même déconfiture que celle des partis politiques ? La réponse est simple : ils ont été les porte-voix de ceux qui ont fait de fausses promesses aux Tunisiens et de ceux qui ont fait preuve d’incompétence et mené le pays à la faillite. Ils ont en quelque sorte – pas tous bien sûr – blanchi cette incompétence et la tendance destructive des acquis du pays et des structures de l’Etat.
Ils se sont laissé avoir pour devenir des pions entre les mains des lobbys politico-financiers qui ont fait main basse sur tout ce qui peut leur nuire pour en faire leurs outils de propagande.
On pourrait dire la même chose de toutes les élites qui ont été témoins de la débâcle quasi annoncée et qui n’ont rien fait pour la stopper. Celles – les élites – qui gouvernaient ont trahi leurs compatriotes. Le rôle des élites n’est-il pas de réfléchir, de prévoir, de planifier et de trouver des réponses aux défis qui se posent en plaçant l’intérêt national au-devant des priorités ? Et quand elles échouent, ne doivent-elles pas partir et laisser la place à d’autres ?
Celles qui ont présidé aux destinées de la Tunisie au cours de la décennie écoulée n’ont même pas eu le courage de reconnaître leurs fautes et continuent de s’accrocher à leurs rêves du Pouvoir et de s’affronter.
Aujourd’hui, c’est pire. Il n’y en a même pas aux côtés du chef de l’Etat pour le conseiller et l’épauler alors que le pays tangue. Voilà un sujet d’actualité sensible et de grande importance que les médias devraient aborder avec plus d’intelligence et de sérénité et surtout pas par les chroniqueurs de galerie. Il s’agit de comprendre pourquoi Kaïs Saïed fait le vide autour de lui. Où sont nos élites patriotes prêtes à aider la Tunisie à sortir de l’impasse ? Le président de la République est-il prêt à les engager, à les écouter ? Un autre sujet qui se pose et s’impose : comment réconcilier les Tunisiens avec les médias ?
Poser des questions et leur trouver des réponses, c’est le rôle constructif des médias et des journalistes. Il est grand temps pour le comprendre et pour l’endosser.