La justice… le corporatisme et… ceux qui échappent à la loi commune 

Relire Ibn Khaldoun, historien, démographe et précurseur de la sociologie (27 mai 1332-7 mars1406), et surtout les Prolégomènes (Al-Muqaddima) de son œuvre majeure «Kitab al- ibar» (Le livre des considérations sur l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères), est plus que nécessaire en ce temps de désarroi. D’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages. C’est juste pour savoir que l’histoire remet les choses en place et rend parfois un peu justice.
Dans ce livre, Ibn Khaldoun avertissait : «Sache que les fonctions de juge tiennent une place incomparable aux yeux de Dieu. Les décisions équitables, la justice au tribunal et en toute chose, tout cela contribue au bien-être des administrés. Car, de cette manière, on peut circuler en toute sécurité. Les opprimés sont enfin soulagés. Chacun rentre dans ses droits.
Les vies humaines sont protégées. L’ordre est assuré». Cet exercice participe efficacement au fonctionnement de l’État, de la société et de la démocratie dans la mesure où il peut renforcer la confiance du citoyen en sa justice. Parce que, et toujours selon notre célèbre savant humaniste, «l’injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir». Tout pouvoir n’est légitime que s’il existe des contre-pouvoirs. S’adressant au président François Mitterrand qui venait de le nommer à la tête du Conseil constitutionnel français, Robert Badinter n’a pas mâché ses mots : «Monsieur François Mitterrand, mon ami, merci de me nommer  président du Conseil constitutionnel, mais sachez que dès cet instant, envers vous, j’ai un devoir d’ingratitude».
Dans ce contexte, les démocraties sont parvenues à faire évoluer leur politique pénale dans le respect de l’État de droit. Tout le monde sans exception, a le droit à un procès équitable et la présomption d’innocence vaut pour chacun.
Dans notre démocratie naissante, encore fragile et vulnérable, l’affaire de la juge qui a servi de mule aux trafiquants de devises doit apporter précisément la preuve que la justice fonctionne en toute indépendance et sans corporatisme. Mais quand ils sont pris dans des filets judiciaires, les juges crient invariablement au complot. Cette stratégie de défense plus ou moins efficace, repose souvent sur des fantasmes qui se nourrissent de la fameuse et impopulaire «immunité». Pourquoi ce soupçon permanent d’une justice instrumentalisée dès qu’un juge est mis en cause ? Sans doute parce que cela a été longtemps la réalité. Aujourd’hui, démocratie oblige, l’arrestation d’un juge s’accompagne systématiquement d’une polémique, et à chaque affaire de ce genre, l’indépendance des magistrats est remise en cause. Entre stupeur et enthousiasme, nous voilà donc projetés dans les marécages de ces affaires.
Devenus malgré eux voyeurs, les Tunisiens, qui ont toujours fermé les yeux sur les frasques de leurs  «puissants», considérées avec indulgence dès lors qu’elles n’allaient pas à l’encontre de leurs intérêts, le sentent bien : avec l’affaire de la juge arrêtée en flagrant délit de trafic de devises, une digue a été rompue. Une frontière que la peur, la méfiance, l’indifférence empêchaient jusque-là de franchir. Les Tunisiens seraient-ils un brin schizophrènes face à cette justice libérée de la mainmise du pouvoir mais prise en otage par ses propres «fils» ? Ils ont des excuses. L’appareil judiciaire est complexe,  son organisation, opaque, son vocabulaire, jargonneux. Et tout le monde n’a pas fait des études de droit.
Le repli sur soi et le corporatisme sont des risques permanents. Pour faire découvrir la lointaine planète Justice,  il est essentiel de faire de la pédagogie communicative. C›est en se repliant sur eux-mêmes, en rasant les murs et en cultivant le secret que les responsables de cette institution alimentent les idées fausses.
Auteur de «La logique de l’honneur», le sociologue français Philippe d’Iribarne explique que «celui qui est plein d’ardeur, tant qu’il se sent respecté dans son honneur, bascule facilement vers la passivité et la révolte quand cet honneur est bafoué. Aussi, un nœud particulièrement délicat du gouvernement des hommes a trait aux moyens d’orienter leur honneur sans l’effaroucher». Nous y sommes !

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