Comme tous les Tunisiens, j’ai suivi dans la soirée du 17 novembre 2016 les premières séances d’auditions publiques des victimes de la répression, organisées par l’Instance de vérité et de dignité (IVD). Un moment de forte émotion à écouter les histoires et les drames des individus et des familles devant le déchainement et la furie de l’appareil répressif. Mais, aussi des audiences qui sont venues nous rappeler que la justice transitionnelle n’est pas abandonnée et qu’elle franchit une étape nouvelle avec l’organisation de ces audiences.
Il faut dire que beaucoup de doutes et d’interrogations ont accompagné le processus de la justice transitionnelle et ont assombri ses perspectives ces derniers mois. Il y a eu d’abord ces retards dans la poursuite et la mise en œuvre de ce processus, même si nous savions à partir des expériences d’autres pays, comme le Maroc ou l’Afrique du Sud, que ce processus est long et complexe et demande un important travail préparatoire pour s’assurer de la véracité et de l’exactitude des informations, des accusations et des faits reprochés. Ensuite, les inquiétudes et les interrogations ont porté sur le fonctionnement de l’Instance après la démission ou l’exclusion de certains de ses membres et les critiques adressées à sa présidente.
Or, le lancement des auditions publiques est venu confirmer que le processus de justice transitionnelle n’est pas abandonné et qu’il se poursuit en dépit des difficultés rencontrées. Cette occasion est venue nous rappeler l’important travail qui a été effectué depuis le lancement de ce processus. Même si certaines victimes ont refusé de présenter des dossiers, l’Instance a reçu 62 000 plaintes qui couvrent l’histoire post-coloniale de notre pays jusqu’à 2013, ce qui permet de prendre en considération les crimes qui ont eu lieu après la Révolution. Ce volume important de dossiers a suscité un important travail de fourmi pour vérifier, analyser et préparer les auditions publiques.
Cette soirée du 17 novembre 2016 et le début des auditions publiques constituent une étape majeure dans le processus de la justice transitionnelle. Des auditions qui ont suscité beaucoup d’émotions, de larmes et de tristesse. Des auditions qui nous ont ramenés à notre histoire post-coloniale et à ce recul sur les promesses de liberté et de démocratie que portait le projet des mouvements de libération nationale. Progressivement, la modernité que nous a promis le projet de l’Etat post-colonial est devenue une modernisation autoritaire et partout les partis uniques ont remplacé la diversité politique héritée de la lutte de libération nationale, les dirigeants sont devenus les chefs incontestés des Etats indépendants et la diversité et la pluralité des opinions ont cédé la place à un discours unique et à un récit incontesté.
Pour assurer la suprématie de ce nouveau « récit national », les pouvoirs en place ont instauré un appareil répressif dont la violence et la brutalité ne faisaient que monter en puissance tout au long des années. Cet appareil s’est déchainé contre les opposants en commençant par les camarades d’hier et autres compagnons de la lutte de libération nationale qui ont eu le malheur de sortir du rang. Plus tard, ce sont les jeunes révoltés dans le sillage des révolutions de la jeunesse mondiale et de cette quête de rêve et d’utopie qui ont subi les affres de l’appareil répressif devant leur insoumission et leur dissidence face à ce récit national. Plus tard au début des années 1980, ce sont les islamistes qui seront les victimes de ce déchainement de la bestialité de l’appareil répressif.
Et au cours de ces années que de vies et de parcours individuels ont été broyés, dont dans la plupart des cas, le seul tort est d’avoir exigé leur part de rêve et de liberté. Des familles ont été associées à ces drames et les ont vécus dans leur chair et ont subi les harcèlements et les privations. Les témoignages des auditions publiques nous ont apporté des précisions que certains connaissaient, notamment les avocats et les militants des Droits de l’Homme, mais que beaucoup de Tunisiens ignoraient, l’intransigeance de l’appareil répressif et sa cruauté. Ces victimes dont les témoignages ont fait preuve d’une grande dignité nous ont expliqué que la tragédie de ces parias des régimes autoritaires ne se limitaient pas à la prison mais se poursuivaient à leur sortie où désormais une prison plus large s’offrait à eux avec le même travail de persécution et d’humiliation.
Le printemps arabe constitue de mon point de vue un moment essentiel dans l’histoire politique de nos pays. Il est venu rompre le cycle de l’autoritarisme et inscrire notre imaginaire et politique dans celui de l’universel des Droits de l’Homme et de la démocratie. Ce processus et cette ouverture politique ont connu des retours en arrière et des crises politiques majeures et le déclenchement de guerres fratricides dans des pays comme la Syrie, le Yémen ou la Libye. La Tunisie constitue une exception dans la mesure où elle a réussi à gérer toutes les crises de manière pacifique et le processus de transition démocratique a conduit à l’adoption d’une nouvelle constitution démocratique. Sur la base de cette nouvelle constitution, notre pays est parvenu également à organiser des élections et à la mise en place des institutions de la deuxième République.
La justice transitionnelle constitue de ce point une étape essentielle de ce processus de transition qui nous permet de fermer les rancœurs du passé et de régler ces drames de manière digne qui permettra de consolider le lien social et de s’inscrire dans l’avenir avec une plus grande confiance
Mais, il faut insister sur la fragilité de ce processus qui exige que l’on le tienne en dehors des combats politique et partisans et en faire un moment essentiel de réconciliation et de sortie des tragédies et des drames du passé.