Un des grands acquis de la Tunisie de l’après 14 janvier est sans conteste l’amnistie générale qui a été dotée, six jours après le 14 janvier, d’un décret-loi (n° 2011-1), publié dans le JORT du 19 février 2011. Ainsi, les prisons tunisiennes ont-elles été vidées de tous les prisonniers politiques qui y furent enfermés durant de longues années tandis que d’autres, exilés ou libérés, ont été réhabilités. Il est utile de rappeler que l’amnistie générale a été une revendication essentielle du mouvement démocratique sous l’ancien régime. Deux ans après la promulgation du décret-loi en question, des mouvements de protestation d’anciens prisonniers politiques — hommes et femmes — s’organisent à Tunis et dans d’autres villes pour revendiquer l’activation dudit décret-loi et du décret n° 2012-3256 du 13 décembre 2012 relatif aux modalités de réinsertion professionnelle et à la régularisation de la situation administrative des agents publics bénéficiant de l’amnistie générale. Le dernier sit-in a eu lieu place de la Kasbah à Tunis. Un «vendredi de la résistance « (1er février dernier) a permis de sensibiliser l’opinion publique autour de ce mouvement d’ancien-nes détenu-es politiques de tous bords pour la réhabilitation de leur droit à une vie décente. Ils ont donné des témoignages émouvants sur les problèmes auxquels ils sont confrontés du fait du chômage, de la misère, du manque de soins et de moyens… Ils déplorent la lenteur dans l’application du décret et surtout de l’article relatif au recrutement dans la fonction publique des bénéficiaires de l’amnistie. Le ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle n’y est pas allé par quatre chemins, il a exprimé la difficulté actuelle que l’État rencontre pour recruter. Tandis qu’un communiqué de la présidence du gouvernement a été plus rassurant, considérant que la question demeure au centre de ses préoccupations. Le même jour a eu lieu une rencontre organisée par le ministère de la Femme autour de la question de la réhabilitation des ex-prisonnières d’opinion. Ces dernières, auditionnées par l’association «Nissa tounouçiyet» (Femmes tunisiennes), ont fourni des témoignages bouleversants sur les violations dont elles ont été victimes. Harcèlements sexuels, tortures, viols… autant de pratiques dégradantes et abjectes survenues dans les geôles de l’ancien régime pendant la décennie 1990. Le décès récent dans un silence absolu de deux ex-prisonnières d’opinion, dont Moufida Sellami de Tajerouine, ne peut que témoigner de l’abandon dont certaines ex-détenues sont l’objet. Un appel lancé en direction de la ministre de la Femme par une ex-prisonnière présente dans la salle, sur son état de santé déplorable et son absence totale de moyens pour se soigner, était poignant. Ces évènements appellent plusieurs réflexions. Il est inadmissible que deux ans après le 14 janvier de tels problèmes persistent et que des victimes de la répression ne sont ni reconnues, ni rétablies dans leurs droits les plus élémentaires à l’emploi, à la santé, à la dignité… Qui incriminer dans ce cas ? Les autorités, certes, et surtout ce processus de justice transitionnelle qui est d’une lenteur révoltante. Rappelons à ce propos la définition qu’en donnent les Nations unies : la justice transitionnelle est « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation». Ce processus, qui est essentiel lors du passage d’un pouvoir autoritaire fortement personnalisé à un État de droit garantissant la moralisation de la vie publique, ne peut se réaliser sans la quête de la vérité quant aux violations massives des Droits de l’Homme, sans l’octroi de réparations aux victimes, sans des poursuites judiciaires à l’encontre des auteurs de crimes, sans la réforme des institutions judiciaires et politiques et enfin sans la réconciliation. La réhabilitation des victimes et le pardon de la nation qui doit être adressé à toutes les victimes de la répression depuis 1956 sont urgents pour que de tels crimes ne se répètent plus, ni dans le présent ni à l’avenir. En dehors de l’émission télévisée «Témoignage d’un détenu « (qui est appelée à être améliorée), il n’existe aucune instance qui permette aux ex-prisonniers politiques de se raconter, de témoigner publiquement de leurs souffrances, dont aucun-e n’est sorti-e indemne. L’expérience marocaine de l’instance «Équité et réconciliation», bien que contestée à certains égards, demeure à cet effet une expérience édifiante. Libérer la parole tue et fortement intériorisée est primordial. Dénoncer les violations subies est un devoir. Être reconnu dans ses droits et recevoir le pardon de l’État est une urgence. Toute la question réside dans la non-répétition de tels actes humiliants et dégradants pour les êtres humains que nous sommes. Alors, à quand la concrétisation d’une justice transitionnelle qui puisse à la fois rendre leur dignité à tant de Tunisiens et Tunisiennes et constituer un rempart contre l’arbitraire ?
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