La situation sécuritaire en Libye, comme nous l’avons précédemment analysée est entrée dans une phase de chaos. De Benghazi à Tripoli — deux villes clés du pays —, les morts se comptent par dizaines et on n’entend plus la voix du gouvernement devenu l’ombre de lui-même. Il a tenu ce lundi une réunion à Barqa, pas à Tripoli ; autant dire que la situation est intenable. Les milices armées font désormais la loi dans le pays. Le groupe Ansar Al Charia dit contrôler la principale caserne forteresse de Benghazi et cela face aux assauts du Général Khalifa Hafter et les troupes régulières libyennes. À Tripoli, où le trafic aérien est interrompu, des convois de diplomates et de ressortissants étrangers quittent le pays à la hâte en direction de la Tunisie. Sur nos frontières, à Ras Jedir, artère vitale pour les Libyens, on ne dénombre pas moins de 4.000 véhicules qui entrent en territoire tunisien. Cette situation, déjà vécue entre février et octobre 2011 sur notre territoire, se justifiait à l’époque par des raisons humanitaires ainsi qu’un franc soutien à la révolution libyenne. Mais aujourd’hui la donne est autre.
L'Etat islamique en Irak et au Levant commence à conquérir du terrain et inquiète de nombreux pays. Il y a de nombreux éléments de cette organisation qui attendent le moment opportun pour entrer en Tunisie pour y former un noyau et perpétrer la terreur comme ils le font en Irak et en Syrie. L’allégeance d’Ansar Al Charia en Tunisie et en Libye fait craindre une invasion imminente sur notre territoire.
DAECH, un projet d’État moyenâgeux
On parle généralement d’Al-Qaïda et d’Ansar Al Charia comme étant des organisations terroristes qui utilisent les attentats, le rapt et les assassinats comme moyens de parvenir à l’édification d’un futur État. Or, ce projet illusoire prôné par ces groupuscules terroristes ne s’est concrétisé en partie qu’en Afghanistan, les talibans en étaient les farouches défenseurs, ce qui faisait rêver d’autres «djihadistes»de l’édification de cet État dans le monde musulman, puis partir à la conquête d’autres territoires. L’épicentre se situant en Irak, en Syrie et dans toute la péninsule arabique. Mais depuis peu et avec la déroute inattendue de l’armée irakienne, voilà qu’un prétendu Calife s’érige désormais en héritier d’un islam venu d’ailleurs et réussit dans un laps de temps très court à conquérir des villes entières face à la défection militaire des autorités d’El Maliki. Ce Califat reprend quelque peu la nostalgie d’un âge d’or des musulmans. En Syrie L’on voit très bien que la guerre est devenue interminable, en Irak et avec une poussée militaire sans précédent face à une armée irakienne rongée par des conflits de tout ordre, Abou Bakr al Baghdadi a déclaré, le 29 juin dernier, la naissance du Califat. Ce mouvement, qui s’étend aujourd’hui comme un raz-de-marée, embrasse une grande partie de la Syrie, a la mainmise sur une grande partie de la Syrie et sur près des deux-tiers du nord de l’Irak. En clamant la guerre des sunnites contre un gouvernement qui s’appuie sur les chiites, DAECH trouve un terrain de prédilection en jouant sur la politique communautariste de Maliki.
Calife autoproclamé, Abou Bakr Al Baghdadi s’érige désormais en guide spirituel des musulmans et en successeur du prophète Mohamed.
DAECH — un nom qui commence à faire peur par ses conquêtes successives en terre d’Irak —, est une organisation obscure qui vient de mettre la main sur plusieurs villes irakiennes, particulièrement Mossoul. Al Baghdadi déclare sans ambages, dans son discours du 29 juin, que son organisation portera désormais le nom d’État islamique, sans aucune limite géographique ; un véritable appel à la conquête ou plutôt à la reconquête. Ainsi, de nombreux adeptes et disciples venus du monde entier commencent à affluer en Irak et en Syrie. Ceux qui croient à son discours et à son califat se font nombreux, le rejoignent chaque jour plus nombreux. Une euphorie amplifiée par l’existence de ce noyau d’« État », même s’il reste pour l’instant embryonnaire. C’est ce même «qu’ont caressé les adeptes d’Oussama Ben Laden et d’Aymen al Dhaouahri.
Abou Bakr Al Baghdadi, fondateur depuis 2007 de l’«État islamique en Irak» et de «l’État Islamique en Irak et au Chem», (DAECH), un mouvement terroriste sanguinaire dans sa détermination à appliquer à la lettre des préceptes religieux révolus, s’est renforcé depuis 2011 avec l’essor dudit «Printemps arabe». La guerre en Syrie lui a offert l’opportunité de réunir des combattants, pour le reste aguerris, qui ont pu se procurer armes, munitions et finances. L’essor spectaculaire de ce groupuscule terroriste a été favorisé, entre autres, par le départ des troupes américaines du sol irakien et la politique communautariste de Nouri Al Maliki qui défavorise les sunnites. Ce climat avait alimenté un discours propagandiste qui réussit à conquérir villages, tribus, une faction de l’armée, voire des villes, à l’exemple de Mossoul, faisant valoir la répression chiite contre les sunnites. La porosité des frontières avec la Syrie, la Jordanie et l’Arabie saoudite n’a fait qu’alimenter les rangs de sa branche armée.
Après avoir soutenu le mouvement syrien, Jabhat Al Nosra, l’État islamique en Irak continue d’envoyer des hommes dans le nord de la Syrie sous la bannière de DAECH ou EIIL. Le mouvement s’impose alors comme le mouvement djihadiste le plus violent. Même les rebelles syriens n’en veulent pas et les rejettent, les accusant de leur avoir dérobé leur révolution. Revenant en force en Irak en 2013, l’EIIL s’appropriera en 2014 la majorité des terres syriennes et près des deux-tiers du nord de l’Irak et franchit ainsi une nouvelle étape. DAECH se veut, en effet, la tête de proue du djihadisme mondial à la place de la maison-mère, Al-Qaïda.
DAECH, une idéologie sanguinaire
La Syrie et surtout l’Irak sont soumis à la barbarie d’une organisation prétendant gouverner au nom d’Allah. Les chrétiens y sont soumis à l’obligation de se convertir à la religion musulmane, ou de partir et subissent des exactions. Les chiites sont massacrés. Des femmes lapidées, des exécutions sommaires de chiites et des forces de l’ordre ainsi que les militaires irakiens, autant dire qu’ils font régner la terreur. La Charte de DAECH ou l’EIIL est composée de seize articles, qui gèrent la vie à Mossoul, ville à la fois riche en pétrole et fief de l’Islam sunnite.
À noter tout de même qu’il y a une différence fondamentale du point de vue idéologique entre Al-Qaïda et DAECH : les premiers considèrent que le «djihad» doit être dirigé contre les États-Unis, Israël, les pays occidentaux et leurs alliés régionaux ; alors qu’EIIL considère que l’ennemi principal est désormais l’Iran et les chiites et veut le rétablissement de l’ordre sunnite en Irak et en Syrie. Ce rapport était devenu conflictuel, le front al-Nosra affilié à Al-Qaïda []est entré en conflit armé direct contre EIIL.
Christophe Ayad, journaliste au journal Le Monde, évalue les forces de l’EIIL à environ 10.000 hommes en Irak et 7.000 à 8.000 en Syrie. Parmi les partisans de l’EIIL des étrangers qui participent aux combats en Syrie et en Irak, mis à part les pays arabes, se trouvent des combattants venant de pays musulmans (Pakistan, Tchétchénie, Indonésie) qui représentent 10 % des combattants en Syrie, mais on dénombre aussi des djihadistes européens qui viennent surtout de Belgique, de France et du Royaume-Uni (ils sont environ 2.000). Avec la prise de Mossoul, leur nombre vient de monter subitement à 20.000 dans les deux pays.
Qui est derrière le projet DAECH ?
L’EIIL, selon les déclarations des responsables irakiens, bénéfice du soutien financier de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, du Koweït et d’autres pays du Golfe. En juin 2013, l’EIIL est entré en guerre contre les autres groupes rebelles syriens du Front islamique, du Front al-Nosra et de l’Armée syrienne libre, qui sont également financés par les pays du Golfe, le soutien financier et logistique a, depuis, cessé. L’organisation aurait également mis en place des collectes caritatives et des financements occultes en provenance du Golfe et le 10 juin 2014, après la prise de Mossoul, l’EIIL s’empare des réserves d’argent liquide des banques de la ville, soit 425 millions de dollars, sans parler des armes abandonnées par l’armée irakienne. L’EIIL disposerait selon certains experts d’un capital de plus de 2,3 milliards de dollars, ce qui en fait le groupe terroriste le plus riche au monde. Il dépasse les talibans afghans (400 millions de dollars), le Hezbollah (entre 200 et 500 millions de dollars) et les FARC (entre 80 et 350 millions de dollars.)
L’EIIL contrôle des puits de pétrole en Syrie et organise des trafics d’armes et de carburant, après la prise du gisement de Mossoul, on imagine bien l’ampleur de l’assise financière de cette organisation[].
Le 14 juillet 2014, l’État islamique aurait, selon l’OSDH, pris le contrôle de 95 % à 98 % de la province de Deir ez-Zor, les autres groupes rebelles s’étant retirés ou ayant décidé de faire allégeance ; la partie de la ville de Deir ez-Zor, jusqu’alors tenue par les rebelles du Front al-Nosra (environ 50 % de la ville), passe sous le contrôle de l’EIIL[].
Enfin, pour se rendre compte de la vilenie des crimes que l’État islamique en Irak et au Levant perpétue quotidiennement, il faut savoir qu’ils n’hésitent pas à filmer la tuerie de centaines de personnes, enfants et vieillards compris. Le 13 juin, l’EIIL revendique le massacre de 1.700 prisonniers chiites de l’armée irakienne à Tikrit. Selon Human Rights Watch, entre 160 et 190 hommes, au moins, y ont été exécutés entre le 11 et le 14 juin.
Les seize articles énoncés par EIIL qui constitue en quelque sorte sa « Constitution », démontrent fort bien l’idéologie de cette organisation terroriste qui n’a rien à voir avec les véritables préceptes de l’islam. L’article 5 promet à ceux qui «détruisent la terre» «l’exécution, la crucifixion, l’amputation des bras ou (et) des jambes, ou l’exil». Dans trois articles l’EIIL interdit l’usage de l’alcool, du tabac et des drogues. «L’article 10 interdit désormais toute manifestation publique », sous prétexte qu’elles sont contraires à l’islam. Le texte oblige les femmes à se voiler intégralement sous un niqab et tout déplacement devra être jugé «nécessaire» pour être autorisé et effectué en présence d’un homme de la famille. L’article 13 concerne les statues, promises à la destruction du fait qu’elles étaient adorées avant l’islam. «Il se fonde notamment sur la destruction par le prophète Mahomet de 360 statues à la Mecque et sur la sourate Al-Maeda». L›EIIL pourrait ainsi détruire des monuments historiques, comme les talibans l’avaient fait avec les bouddhas en Afghanistan.[]
Dans la pratique, l’État Islamique en Irak et au Levant avait ordonné l’excision des filles dans les régions qu’il contrôle. Dans un communiqué publié par cette organisation, il était dit que cette décision constituait un «privilège» de la part du «calife» Baghdadi qui «veille à protéger la société islamique de la débauche.»
Voilà l’EIIL, ou communément connu sous le nom de DAECH, un projet de califat obscur, sanguinaire, sectaire, qui n’a rien à voir avec le véritable islam. Or, ce projet s’exporte et les Maghrébins y adhèrent. Récemment et avec la tournure guerrière en Libye, une véritable peur règne, car les éléments de cette organisation sont déterminés, ils ont les moyens financiers, sont aguerris et habitués aux combats de rues et les frontières n’ont aucun sens pour eux.
Le scénario libyen et ses retombées
Des groupes djihadistes armés viennent d’annoncer leur allégeance à EIIL. C’est le cas d’Al-Qaïda au Maghreb islamique qui a annoncé son adhésion à ce présumé Calife le 29 juin dernier. Ansar Chariâa, se disant partie d’Al-Qaïda, a très vite adhéré à ce projet. Le dirigeant algérien d’AQMI, Abou Abdallah Othmane El Assimi, affirme dans cet enregistrement, qu’AQMI reconnaît que Daech est sur la bonne voie «plaçant la parole d’Allah au-dessus de tous et en ne reconnaissant pas les frontières imposées par les Taghout». Lotfi Ben Jeddou, ministère de l’Intérieur tunisien, a indiqué que près de 2.400 djihadistes tunisiens combattent aux côtés des rebelles syriens. 80% d’entre eux sont membres de l’EIIL.
Sans nul doute, l’instabilité politique et sécuritaire en Libye favorise l’afflux de ces terroristes afin de s’installer et de s’assurer du financement et de la logistique puis de tenter, dans un second temps, de pénétrer en Tunisie, en Algérie et en Égypte ; autant de territoires à conquérir selon EIIL.
La crainte aujourd’hui se justifie par l’assaut humain dont fait l’objet nos frontières avec la Libye, particulièrement à Ras Jedir où se massent plus de 4.000 véhicules et plus de 10.000 personnes. Des convois des ambassades étrangères se refugient également sur notre territoire et des dizaines de milliers de travailleurs étrangers ont hâte de fuir la Libye. L’Égypte vient d’envoyer son ministre des Affaires étrangères, ce lundi 4 août, afin de veiller au bon déroulement du rapatriement de ses ressortissants. Avec ce raz-de-marée humain, les inquiétudes se font sentir non seulement dans le gouvernement Jomâa — les ministères de l’Intérieur et de la Défense—, mais également chez les simples citoyens.
Les menaces économiques
Avec plus d’1,9 million de ressortissants qui résident quasiment en permanence en Tunisie, la vague de Libyens s’est accrue dans des proportions inquiétantes depuis la fin du Ramadan et le déclenchement de l’état de guerre à Tripoli entre les diverses milices. À ce rythme, on s’attend à une arrivée de plus de 300.000 Libyens, ce qui constituera un lourd fardeau pour le budget de l’État, surtout dans le secteur des matières de première nécessité (pain, sucre, lait, huile) et celui des hydrocarbures qui font actuellement défaut à Tripoli. Deux grandes réserves situées sur la route de l’aéroport sont en feu et contiennent plus de 90 millions de litres, ce qui augure non seulement une catastrophe écologique, mais aussi des pénuries latentes. Contrairement à la situation connue en 2011, l’afflux des Libyens fuyant une situation de guerre n’est pas une émigration temporaire et humanitaire, car avec la situation économique difficile que traverse la Tunisie c’est encore un défi de plus et qui ne pourra être supporté à long terme.
Les menaces sécuritaires
On ne répètera jamais assez, les opérations de filtrage des individus souhaitant entrer sur notre territoire et qui représentent aujourd’hui un véritable cauchemar pour les autorités tunisiennes. Une mobilisation de plus en plus renforcée veut parer à tout prix à l’infiltration d’éléments terroristes sur notre territoire. Dans ces temps difficiles que traverse la Libye, la seule issue, aussi bien pour les Libyens que pour les étrangers fuyant la terreur de la guerre des milices, demeure la Tunisie. Avec deux passages, à Ouazen-Dhiba et Ras Jedir, on imagine la pression à laquelle sont soumises nos forces de sécurité, l’armée et la douane. La crainte principale étant les tentatives d’individus de faire passer des armes dans leurs véhicules. L’arme se banalise en Libye, 25 millions de pièces circulent !
Si l’on ajoute le nombre des prétendus «djihadistes» partis en Syrie, dont une partie est revenue en Libye, la vigilance face à ces éléments extrêmement dangereux, tient nos autorités en haleine sur les frontières, de peur qu’ils puissent s’introduire sur notre territoire.
La décision des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères d’interdire l’établissement d’un centre de réfugiés, se justifie par des raisons avant tout sécuritaires. Le pont aérien, engagé depuis Djerba et Gabès, à partir du mardi 5 août, permettant le retour des Égyptiens par des vols intensifs, voire des paquebots affrétés pour l’occasion, rentre dans cette nécessité d’éviter l’entassement des travailleurs à nos frontières et de faciliter le travail de filtrage d’individus entrant en Tunisie.
On parle aussi d’une bonne coordination avec l’Algérie afin de parer aux menaces sécuritaires qui proviennent de Libye. Une intervention, ou plutôt un appel à l’ONU et aux pays voisins, pourrait-elle aider à résoudre ce danger bien réel se situant à nos portes ?
Quoi qu’il en soit, en ces temps difficiles il vaut mieux prévenir que guérir et prévoir le pire des scenarii et élaborer des stratégies en conséquence.
Doit-on fermer nos frontières ?
Une solution aussi radicale peut être critiquée mais elle peut s’avérer nécessaire, surtout que l’on parle ici de tentatives d’infiltration de dizaines, voire de centaines de terroristes. Mais, cette décision de fermer les frontières va sanctionner en premier lieu les personnes âgées, les malades, les enfants et les personnes cherchant la paix et la quiétude. Les services de sécurité sont confrontés à des choix périlleux où le risque zéro est difficile à atteindre.
Pour que la Tunisie protège sa paix civile, il va falloir s’armer de vigilance et veiller à ce que tout soit contrôlé, pour le bien de tous.
Fayçal Cherif