Difficile d’observer aussi longtemps le silence et de ne pas apporter son témoignage devant ce qui se passe de nos jours en Tunisie. Le chef du gouvernement vient de liquider le ministère de l’Énergie, des Mines et des Énergies Renouvelables. Il l’a mis sous la tutelle du ministère de l’Industrie et des PME ! Monsieur Chahed vient de créer un super ministère : industrie, PME, innovation, énergie, mines, énergies renouvelables. Une lourde responsabilité pour Monsieur Slim Feriani…

Adel Ben Youssef
Le ministre, le secrétaire d’Etat, un PDG et des hauts cadres mis à pieds ! J’ai rarement vu une telle décision même dans les pays les plus corrompus au monde. Certains renvoyés n’étaient en poste que depuis quelques mois !
La décision est spectaculaire et surtout argumentée par l’éternelle lutte contre la corruption dans un pays où la justice transitionnelle n’a rendu aucune décision de justice depuis 2011. Cette décision quelles que soient ses justifications – faibles à nos jours compte tenu des témoignages de plus en plus nombreux des techniciens du dossier – a des conséquences catastrophiques : sur l’investissement (avec le Forum des PPP le 18 septembre), sur la crédibilité des appareils de l’Etat (le recrutement des hauts cadres), sur le niveau du débat politique interne (retour en force des partisans de Winou el Pétrole), sur le désir des intellectuels de s’insérer dans les débat politique, et sur les potentielles réactions des syndicats (UGTT en tête)…
Je voudrais ici apporter un éclairage précis centré sur un de mes domaines de compétence : les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Cette décision met en péril la mise en place du plan de transition énergétique en Tunisie et pourrait le stopper net.
La Tunisie est engagée dans une course contre la montre pour tenir ses engagements internationaux et pour changer de modèle économique et passer à une économie « dé-carbonisée ». L’intensité carbone de notre économie devrait diminuer de 41% à l’horizon 2030. Pour ce faire, il est nécessaire de passer en 2030 à 30% d’énergies renouvelables. Cet engagement est un engagement minimal et pourrait être revu à la hausse si le rapport des spécialistes (UNFCCC) attendu pour ce mois-ci nous montre que le réchauffement climatique est beaucoup plus important que celui prévu dans les anciens scénarii.
Le dossier des énergies renouvelables était complètement bloqué en Tunisie jusqu’en 2016. Le pourcentage des énergies renouvelables dans notre système électrique ne dépassait pas les 3%. Cette proportion était fixe depuis des années. Force est de reconnaître que Monsieur Khaled Kaddour a fait bouger les choses, dans un contexte difficile. Je voudrais pour l’honnêteté intellectuelle témoigner au moins cinq avancées qui sont à mettre à son compte et qui ne devraient pas être remis en question dans les jours à venir.
La première avancée concerne la mise en place effective de la participation du secteur privé à la production de l’énergie via des appels d’offres et des concessions. Des licences ont été attribuées et des investissements ont eu lieu cette année après des décennies sans cadre légal incitatif. Fort des premières expériences de passation du marché, une volonté de dépasser les difficultés constatées ont conduit à un plan d’actions d’accélération de la mise en œuvre du plan de la transition énergétique. Sans la contribution du secteur privé on ne pourrait atteindre notre objectif des 30% en 2030. La mise à plat du ministère place les prochains appels d’offres dans l’incertitude et des investisseurs ayant établi depuis deux ans des relations solides se trouvent sans interlocuteurs ! Est-ce bien raisonnable. Pire les autorités de régulation qui étaient à l’étude et qui constituaient une des lacunes majeures du marché en construction, seront-ils remis en cause ? Difficile pour une nouvelle équipe de comprendre le dossier dans une phase aussi sensible du développement du marché électrique tunisien.
La seconde avancée, non moins importante, c’est le changement de la fiscalité énergétique. Le ministère a été courageux de s’attaquer à deux dossiers (non populaires pour les plus nantis). La fiscalité énergétique est injuste en Tunisie et une précarité énergétique est constatée dans toutes les régions. En effet, le prix de l’essence à la pompe ainsi que l’électricité sont subventionnés. La subvention énergétique profite aux plus riches et est responsable du tiers du déficit de la caisse de compensation. Ce mécanisme est non viable économiquement et injuste socialement. Le ministère, avec les accords et les arbitrages des ministères concernés s’apprêtait à lancer une grande réforme. D’une part, diminuer la subvention par des augmentation successives des prix de l’électricité et de l’essence (dont la dernière est entrée en vigueur aujourd’hui) et d’autre part, proposer aux foyers des plus démunis un équipement en énergie photovoltaïque pour diminuer leur facture énergétique. Une expérience de grande ampleur devait avoir lieu dans le nord du pays. La Tunisie voulait ainsi se lancer dans l’énergie verte contre la pauvreté. Va-t-on remettre en question ce dossier ? va-t-on vers un statuquo désastreux financièrement et politiquement ?
La troisième avancée, le ministère s’apprêtait à lancer le premier territoire à énergie nulle (voir positive) au mois de septembre 2018 dans la région de Tozeur. Transformer toute une région pour qu’elle soit indépendante en terme énergétique, uniquement de l’énergie solaire, était le grand défi technologique et politique du ministère. Une très grande manifestation et des annonces en grande pompe allaient être faites. Après l’entrée en production du site de la STEG à Tozeur, cette expérimentation pouvait donner confiance à toute la filière des énergies propres en Tunisie (surtout le solaire) et drainer des investissements internationaux colossaux (notamment via le fonds vert pour le Climat ou d’autres fonds). Ce dossier a été très bien préparé et devait être exécuté ce mois-ci. Va-t-on remettre en cause cette avancée spectaculaire de la Tunisie ?
La quatrième avancée c’est qu’un dialogue continu avec la société civile s’est instauré avec Khaled Kaddour. De plus en plus active, de plus en plus impliquée dans les dossiers du ministère, la société civile tunisienne a pu s’exprimer sur les dossiers-clés avec les équipes du ministère. Ce dialogue était quasi absent en 2016 ! Ce constat a été acté dans ma contribution dans le débat sur la gouvernance du secteur énergétique lors d’un rapport remis à l’Institut Arabe des Chefs d’entreprises (IACE). Les mécanismes de dialogue et de participation sont en train de se consolider et des foras et symposiums réguliers étaient conjointement organisés. La dissolution du ministère, nous interpelle comme société civile. Avec qui devons-nous dialoguer ? Nous n’abandonnerons pas nos convictions profondes que la transition énergétique est inévitable et devrait être sortie des calculs politiques. La confiance vient avec le temps et le temps presse. Quelles garanties pour la société civile le nouveau ministère va-t-il donner ? Aurait-il le temps de faire quoi que ce soit dans un contexte politique miné ?
La cinquième avancée est une consolidation du dossier de la maîtrise de l’énergie en Tunisie. En effet, avec l’ANME nous disposons d’une des meilleures institutions du monde en matière de maîtrise d’énergie. Son travail a été consolidé sous le mandat K. Kaddour. Des avancées notables avec le secteur privé ont été réalisés, des investissements importants ont été mis en place et son autorité ne fait plus discussion. Des dossiers aussi importants, comme celui du transport propre, ont été ouverts. La place de la voiture électrique est clairement évoquée. Un changement de la mobilité et des habitudes des tunisiens en préparation. Certes, cette mutation causera des perdants des positions classiques et des lobbys « bruns » et leur résistance serait grande. Mais dans le cadre de ce ministère et sous l’autorité du ministre des dossiers importants ont été bougés. Va-t-on geler cette dynamique ? allons-nous remettre ces avancées à l’après 2019 ?
Un pays en développement ne peut se permettre des approximations et ne doit aucunement mettre dans le débat politique trois domaines clés : l’eau, l’énergie et l’environnement. Ces ministères devraient être gérés par des compétences et des techniciens – et non pas par des hommes politiques. Aujourd’hui, le coup d’éclat du premier ministre est de nature à casser le processus de transition énergétique et le passage à une économie soutenable et durable en Tunisie. La société civile devrait rester vigilante sur ce que cache cette décision et surtout sur ses impacts en matière de plan de transition énergétique.
La société civile compte sur le nouveau ministère de n’abandonner aucun des dossiers en cours et de ne pas les reléguer au second plan. La continuité de l’Etat devrait être assurée et elle sera là pour aider à la mise en place du plan de la transition énergétique du pays.
Adel Ben Youssef est Maître de conférences à l’Université de Nice, Chercheur au GREDEG-CNRS et à l’EconomicResearch Forum, Consultant pour la Banque Africaine de Développement, la GIZ et la Commission Européenne, Secrétaire Général de l’ArabGovernance Institute, Membre du Directoire du réseau MENAPAR.