“La loi antiterroriste mène inéluctablement à l’autoritarisme”

Alors que la Tunisie s’est clairement et ouvertement engagée dans une lutte antiterroriste dont on ignore la durée, les organisations de lutte pour le respect des Droits de l’Homme redoublent de vigilance. Dans leur collimateur, la loi de 2003 «relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent», dite loi antiterroriste (voir encadré), considérée comme l’arme fatale et liberticide fabriquée sur mesure par Ben Ali. Pourquoi cette levée de boucliers ? Me Abdessatar Ben Moussa,  le Président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) répond à Réalités. 

 

Selon l’article 1er, la loi (NDLR antiterroriste) «garantit le droit de la société à vivre dans la sécurité et la paix».  Ne pensez-vous pas que cette exigence requiert des mesures exceptionnelles ?

Je tiens à dire avant toute chose que la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) a toujours condamné le terrorisme. Nos communiqués en témoignent. Et pour être plus précis, nous n’avons pas seulement condamné le terrorisme, mais la violence quelles que soient son origine et ses victimes. En ce qui concerne le droit de la société à vivre dans la sécurité et la paix, je considère que le Code pénal, amendé à maintes reprises depuis les années 90, prévoit l’ensemble des crimes caractérisant le terrorisme. 

Selon vous, le Code pénal, à lui seul, suffit à «sanctionner» les individus coupables…

Le Code pénal a été amendé dans les années 90 dans le cadre de la lutte antiterroriste. Ce concept de «lutte antiterroriste» est apparu bien avant 2001, essentiellement au moment de la guerre en Irak (NDLR 1991). Qu’est-ce que le terrorisme ? C’est un ensemble de crimes tels que l’attentat, le complot ou la constitution de bandes armées qui sont tous prévus dans notre cadre pénal. Avant les évènements de Soliman, de nombreux individus ont été jugés sur la base de cette loi, comme les auteurs de l’incendie de Bab Souika. Et je peux vous assurer, contrairement à ce que  pensent les citoyens, que les peines infligées n’ont pas été légères. Alors nous nous interrogeons… Pourquoi codifier ce qui l’est déjà ? Pour répondre à cette question, il nous suffit de nous référer à l’application de ce texte dans le passé. Et dans le passé, le pouvoir a utilisé ce texte pour régler ses comptes avec l’opposition dont faisaient partie ceux qui gouvernent aujourd’hui. Cette loi, et ceci est notre principale préoccupation, ne se contente pas de juger les faits. Elle s’applique également aux intentions. Pour résumer, il suffit de faire une déclaration ou de rédiger un article, jugés arbitrairement comme une atteinte à la sûreté de l’État, pour être dans le collimateur du texte. 

 

Comment ce texte a-t-il été appliqué par le passé ? 

En 2004 ou en 2008, dans les procès intentés sur la base de cette loi, nous avons constaté une violation criante des droits fondamentaux des inculpés. Par exemple, je me souviens d’une affaire dans laquelle plusieurs jeunes ont été arrêtés dans le cadre de cette loi simplement sur la base d’une information relayée dans les journaux occidentaux selon laquelle un attentat serait prévu en Tunisie. Et puis il y a  l’affaire de Soliman. Certes, des personnes coupables ont été arrêtées. Mais il y avait eu également de nombreuses victimes collatérales. Il y avait eu des arrestations pêle-mêle. 

 

Depuis la Révolution la loi a-t-elle été appliquée ? 

À ma connaissance, elle a été appliquée dans quelques cas. Nous l’avons dénoncée à chaque fois  dans nos déclarations. Toutefois, il n’y pas encore eu de jugements sur cette base… Mais lorsqu’a été exprimée l’idée de l’amender puis de l’appliquer systématiquement, là nous nous sommes fermement opposés.

 

Venons-en au texte lui-même… Qu’est-ce qui vous pose problème dans la procédure qu’il prévoit ? 

Tout d’abord, le crime de terrorisme n’est pas clairement défini. Certes, ceci est le cas dans le monde entier, mais cette ambiguïté a une conséquence directe. Tout peut être assimilé à un crime de terrorisme. Cela dépendra de l’appréciation du juge… alors que si l’on se réfère au Code pénal, les actes sont clairement définis et tout aussi sévèrement punissables. Ensuite, la procédure est une procédure exceptionnelle. Elle fait du Tribunal de Tunis (parquet, juge d’instruction, chambre d’accusation…) l’unique institution compétente dans ces dossiers. Là, le sujet peut prêter à discussion… Certains estiment que la centralisation est la meilleure des options. Toutefois, selon d’autres, cette centralisation a un impact sur les accusés, leurs familles et même le travail des magistrats. Venons-en maintenant au «pire»… La loi ne cible pas seulement l’individu, mais sa famille proche et élargie qui peut être au courant des intentions ou des déplacements de leur enfant. Toute famille qui ne communique pas l’information est également punie. Certains droits fondamentaux sont purement et simplement bafoués… Ainsi, la confiscation peut avoir lieu sans la présence de l’inculpé, ce qui peut mener à de nombreuses dérives. Les témoins peuvent refuser de participer à la confrontation comme ils peuvent demander à ce que leur nom ne soit pas cité. Résultat ? L’inculpé ignore qui a témoigné contre lui et le contenu du témoignage. 

 

Mais en matière de terrorisme, n’est-il pas normal de protéger le témoin ? 

Certainement ! Toutefois sa protection ne doit pas se faire au détriment des droits de l’inculpé. Il faut envisager une protection pour le témoin, mais une confrontation doit avoir lieu dans le tribunal. On ne voit les choses que sous un angle, alors que tous les cas de figure sont possibles. Et si c’était un faux témoin ? Et s’il avait un problème personnel avec l’inculpé ? L’unique manière de dévoiler cela est la confrontation. Le Pacte international des Droits civils et politiques que nous avons ratifié est clair à ce sujet. On ne peut parler de procès équitable sans confrontation. Rien n’est prévu dans cette loi sur la procédure d’arrestation, ce qui en principe nous renverrait automatiquement au Code de procédure pénale. Toutefois, jusqu’à présent, les dispositions (NDLR du Code de procédure pénale) ont été violées. Nous avons eu affaire à des cas d’enlèvements et même de torture selon certains témoignages. Enfin, l’avocat, non seulement n’a pas le droit d’accès à l’ensemble du dossier, mais il n’est pas tenu au secret professionnel. Au contraire, il est dans l’obligation de communiquer toute information en sa possession. Sinon, il devient complice.

 

Vous détaillez de nombreuses imperfections dans le texte. Mais selon votre communiqué, la solution consistant à le garder tout en amendant certains articles ne vous convient pas non plus…

La procédure est non contradictoire et exceptionnelle.  Tous les crimes rentrant dans le cadre du terrorisme  existent dans le Code pénal. Alors que reste-t-il à amender ? Dans une voiture, un châssis endommagé est irréparable… C’est la même chose en l’espèce. Cette loi est irréparable d’autant plus que le régime de Ben Ali l’a utilisée pour régler ses comptes. Elle mène inéluctablement à l’autoritarisme, car elle cible non seulement les faits, mais aussi les intentions. C’est pour cette raison que certains demandent à la garder. Non, il faut l’abroger purement et simplement, car elle ne supporte aucun amendement. Il faut appliquer le Code de procédure pénale et le Code pénal que l’on pourrait à la limite amender. 

 

Votre position n’est-elle pas radicale et inappropriée au regard des évènements? Des lois antiterroristes, comme le Patriot Act (NDLR États-Unis) existent dans le monde entier… 

Tout d’abord cette loi n’est pas un exemple. Ensuite, je ne veux pas me prononcer sur les autres textes de lois dans le monde. Je dirais simplement ceci… La Tunisie a ratifié des conventions internationales. La Tunisie dispose d’un Code pénal largement approprié à la situation. Dans le pire des cas, et ce n’est pas ce que je souhaite, même si nous devions parler d’une loi antiterroriste, elle devrait exister dans un régime démocratique réel. Dans ce cas et seulement dans ce cas, les citoyens ne seront plus jugés sur la base de leurs intentions, mais sur les faits.

 

Vous liez la bonne application d’une loi antiterroriste à l’existence d’un régime démocratique ?

Cette loi a été faite par Ben Ali. C’est la loi «relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme (…)» alors que l’ancien régime l’a utilisée pour condamner ses opposants. Certes, elle a ciblé des terroristes. Mais ne nous leurrons pas… De nombreuses personnes ont été victimes d’injustice et leurs vies ont été détruites. Ce texte est de mauvais augure. Il peut être utilisé pour faire tomber des têtes. Et c’est pour cette raison qu’il est ardemment défendu. Demain, comme le concept est vague, n’importe quel journaliste, opposant politique, sit-inneur ou gréviste pourra être sanctionné sur cette base parce qu’il «porte atteinte à la sécurité de l’État». C’est une loi manipulable qui cible les intentions. Va-t-elle diminuer le terrorisme ? Je ne le crois pas… La volonté dans la lutte antiterroriste s’exprime d’abord dans l’application des lois existantes tout en respectant le droit de la défense et dans la prévention. 

 

Qu’entendez-vous par prévention ? 

Mais l’essentiel demeure la prévention. Nous avons ce qu’il faut pour assurer la sécurité des citoyens tout en garantissant leurs droits. Toutefois, une volonté politique est obligatoire. Cela ne sert à rien de laisser la situation pourrir avant de dire «nous allons appliquer la loi antiterroriste». Pour citer l’exemple de l’attaque contre l’ambassade américaine… Si elle avait été protégée et si la loi avait été appliquée, la situation n’aurait pas dégénéré. Pourquoi ce laisser-aller au Mont Chaambi qui a permis à des individus de truffer le site de mines sans qu’aucune mesure ne soit prise ? Nous avons les moyens législatifs, matériels, humains pour assurer la prévention. Cela est amplement suffisant !

Interview conduite par Azza Turki

 

La controverse

 

À l’instabilité sécuritaire, la réponse est-elle la loi antiterroriste ? Nombreux sont les Tunisiens à répondre par l’affirmative. Les premiers à réclamer sa «réactivation» sont les forces de police selon lesquelles le texte permet de «lutter efficacement contre les terroristes». L’appel a aussitôt été entendu. Le ministère public a décidé d’ouvrir une enquête sur la base de ladite loi sur les derniers événements de Djebel Chaambi. La loi symbole de l’autoritarisme du précédent régime s’apprête donc à renaître de ses cendres avec l’aval de tous ou presque. Flashback…

 

Adoptée à la suite de l’attentat de l’attentat de la Ghriba (2002), la loi n° 2003-75 du 10 décembre 2003, relative «au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du  blanchiment d’argent» s’inscrit comme l’indique son intitulé dans un contexte international fortement marqué par les attentats du 11 septembre 2001. Procédure non contradictoire, violations des droits de la défense, utilisation politique  et ciblée du texte… Depuis sa promulgation, il fait  l’objet des critiques de toutes les organisations de défense des Droits de l’Homme, sans exception. «Nombre d’entre elles (NDLR les personnes condamnées) ont été jugées et déclarées coupables par contumace, à l’issue de procès qui dans bien des cas n’ont pas été conformes aux normes d’équité internationalement reconnues. Des accusés ont affirmé que leurs «aveux» avaient été obtenus sous la torture ou par d’autres formes de contrainte pendant leur maintien au secret avant leur procès, mais les tribunaux ont retenu ces «»aveux»» à titre de preuve sans ordonner une enquête appropriée», indique ainsi Amnesty International (AI) dans son rapport de l’année 2011 sur la Tunisie. À cette occasion, l’organisation a estimé «selon certaines sources (à) quelque 2.000 les personnes condamnées en vertu de la loi antiterroriste depuis 2003».  Quelques années auparavant, en 2008, le Comité pour le respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) et l’Association de Lutte contre la torture en Tunisie (ALTT) rendaient un rapport sur «la torture en Tunisie et la loi anti-terroriste du 10 décembre 2003». Selon les associations qui ont recueilli les témoignages de victimes, de leurs familles et de leurs avocats, le constat est indiscutable. «Sous couvert de lutte contre le terrorisme, les droits humains (étaient) bafoués en Tunisie», indiquent-ils dans leur document. Les critiques qui émanent des organisations locales ont une incidence internationale. À maintes reprises, la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) s’oppose à l’extradition vers la Tunisie de ressortissants (tunisiens) accusés «d’activités terroristes» et arrêtés en Europe en faisant valoir «les risques de torture encourus» et l’absence de garantie de procès équitable. Quelques années plus tard, l’épineuse loi fait toujours l’actualité. Il y a quelques mois, lors d’une visite en Tunisie, le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion et la protection des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales a appelé le gouvernement à «modifier la définition trop large du terrorisme et à restreindre le champ d’application du texte». Dans le milieu des Droits des l’Homme, l’incompréhension est immense. Véritable épée de Damoclès, instrument liberticide menaçant les opposants, élément le plus saillant de la dictature, tous pensaient que le texte serait le premier à être «symboliquement» abrogé. Une autre solution sera retenue… Depuis quelques jours, une commission ad hoc est réunie au ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle ;  Samir Dilou ayant opté pour l’amendement de la loi. 

 

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