En dépit du rejet de la loi par certaines ONG et partis politiques, le consensus obtenu entre formations politiques défendant des choix idéologiques parfois antinomiques, est un signe qu’il importe de savoir décrypter.
Chaque fois qu’un attentat terroriste frappe le pays, les Tunisiens se réveillent brusquement de leur torpeur pour crier à tue-tête la nécessité de promulguer, dans les délais les plus brefs, une loi antiterroriste et de lutte contre le blanchiment d’argent, afin d’en découdre définitivement avec ce péril qui ne finit pas de menacer la sécurité du pays, son unité, son modèle sociétal et son développement. Une fois l’orage passé et la colère évacuée, la question finit par être reléguée aux oubliettes par calcul politique des uns et nonchalance des autres.
Les deux attentats terroristes sanglants du musée du Bardo au mois de mars et de Sousse en juin, ayant coûté la vie à pas moins de 59 touristes, ont marqué un point de non retour dans la guerre déclarée contre le terrorisme et, partant, un engagement pour promulguer, enfin, dans l’urgence une loi spécifique qui viendrait remplacer celle de 2003 qui serait le cadre consensuel et clair pour mener frontalement cette bataille.
Mais c’était sans compter avec les réserves formulées par les organisations de la société civile sur la qualité de la copie présentée par le ministère de la Justice qu’elles ont considérée comme liberticide et comportant de nombreuses entorses aux normes internationales des Droits de l’Homme et la levée de boucliers exprimée par des partis politiques, toujours les mêmes d’ailleurs, qui ont saisi cette opportunité pour monter au créneau, sans plus.
Du coup, le débat a dévié complètement de trajectoire, dans la mesure où l’on s’est évertué à mettre en exergue les imperfections d’un projet de loi qui présente des menaces pour les libertés publiques et la démocratie en occultant son objet essentiel, à savoir la nécessité, dans le contexte difficile que connaît le pays, de mettre en place une règlementation qui permet aux institutions sécuritaires et militaires d’avoir les moyens juridiques et les garanties d’usage pour accomplir la mission qui leur est dévolue en matière de lutte contre le terrorisme et son pendant, la contrebande. La situation d’urgence que vit le pays, la paralysie de l’activité touristique dans la plupart des régions en pleine haute saison, l’image de la Tunisie qui s’est associée partout dans le monde au terrorisme et l’impact négatif sur l’investissement et la création de richesses ; facteurs importants dans cette étape pour offrir aux jeunes de nouvelles perspectives, se trouvent complètement occultés.
Un débat, un signe de vitalité
Enfin, la spécificité de la guerre contre ce fléau qui risque de tout emporter avec lui, n’a pas empêché ni les initiateurs de cette loi et encore moins les députés de l’ARP qui l’ont soutenue massivement à faire le distinguo entre l’impératif d’assurer la sécurité du pays et l’exigence de préserver la liberté et les droits conformément aux dispositions de la loi fondamentale.
Dans tous les cas d’espèce, le débat juridique et les craintes exprimées par les organisations de la société civile sont compréhensibles. Elles constituent même un signe de vitalité du corps social toujours prompt à signer sa présence et à démontrer qu’il constitue un contrepouvoir réel qui s’interposera, le cas échéant, pour barrer la route à toute manœuvre de retour de la dictature ou de violation des libertés fondamentales. Certaines ONG ont pointé du doigt cette loi qui représente à leurs yeux « un danger réel pour les droits et les libertés en Tunisie, de nombreuses entorses aux normes internationales des Droits de l’Homme tout en marquant un recul par rapport à la loi de 2003», a fait savoir Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch à Tunis.
L’opposition de gauche a jugé que le texte et sa définition trop vague du «terrorisme» pourrait permettre d’y inclure des mouvements de contestation sans lien avec des mouvements dits terroristes.
Au regard de l’importance de cette loi, il est tout à fait loisible que des divergences apparaissent à propos de ses dispositions et que le débat soit à la fois contradictoire et animé, mais cela ne saurait se transformer en alibi pour que l’intérêt public se détourne des questions essentielles et lancinantes, notamment celles qui devraient concourir à opter pour les meilleures stratégies en matière de lutte contre le terrorisme. En effet, le débat est loin d’être terminé, puisque à l’aspect purement sécuritaire, la réflexion doit porter également sur les raisons profondes qui ont amené de nombreux jeunes Tunisiens à tomber dans les filières de la mort et à céder au désespoir. En attendant la conférence nationale sur la lutte contre le terrorisme dont les assises sont prévues en septembre prochain, tout le monde est d’accord sur la nécessité de mettre en place une stratégie globale et multidimensionnelle de lutte contre le terrorisme, prenant en considération tous ses aspects religieux, culturel, éducatif, social, et économique.
A cet égard peut-on parler logiquement, après l’adoption de cette loi, d’une sorte de chantage sécurité contre liberté ? Peu vraisemblable.
Une loi pour rassurer les Tunisiens
La preuve, après trois jours de débats parfois houleux, un compromis a pu être trouvé entre les différentes sensibilités politiques à l’ARP (Assemblée des Représentants du Peuple) se traduisant par une approbation du texte par 174 députés (de Nidaa, d’Ennahdha, du Front populaire et d’indépendants), 10 abstentions et aucun vote contre.
Ce consensus entre formations politiques défendant des choix idéologiques parfois antinomiques traduit une conscience de la nécessité de mettre en place un cadre règlementaire susceptible de donner une couverture légale aux institutions militaire et sécuritaire dans la poursuite des éléments terroristes.
Mohamed Ennaceur, Président de l’ARP pris par l’émotion déclare devant les élus que « cette loi va rassurer le citoyen ».
Pour Abada Kéfi, président de la commission de la législation générale, les textes étaient passés car, concernant la peine capitale, c’est la Constitution elle-même qu’il faudrait réviser. Sana Mersni, rapporteur de la commission, a soutenu la même idée, estimant que les opposants avaient mis en avant le caractère non-dissuasif de la mesure « pour des terroristes cherchant à mourir pour aller au paradis.»
Ettayar et le CPR contre
Malgré son caractère globalement consensuel, la loi a suscité notamment du côté du CPR (congrès pour la république) un rejet total. L’ancien président provisoire, Moncef Marzouki, n’y est pas allé de mains mortes, dénonçant particulièrement l’introduction de la peine de mort, qui, selon ses dires, « ne permet pas l’éradication du crime terroriste. La peine de mort constitue beaucoup plus un danger pour les libertés et les Droits de l’Homme, que pour le terrorisme ».
Quand on regarde bien la liste des dix députés qui se sont abstenus lors du vote et qui se recrutent principalement des partis Ettayar et Congrès pour la République (CPR) proches de l’ancien président provisoire, on comprend bien leur volonté d’instrumentaliser ce dossier plutôt que de rechercher des pistes qui peuvent conduire à jeter les fondements d’une stratégie de lutte globale qui permet de cerner ce péril aussi bien à l’amont qu’à l’aval. Cette manœuvre s’inscrit en droite ligne de leur action politique qui, à force de susciter des crises et des prises de position décalées, leur offre l’opportunité d’avoir droit de cité dans le débat public.